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perdu toute ma famille ; je n’ai plus d’autres parents que mes maîtres ; tout mon espoir est de finir paisiblement mes jours dans la maison où je les ai passés… Madame, en vous tenant dans mes bras à votre naissance, je demandais à Dieu de tenir de même un jour vos enfants : il m’en a fait la grâce, ne me refusez pas celle de les voir croître et prospérer comme vous… Moi qui suis accoutumé à vivre dans une maison de paix, où en retrouverai-je une semblable pour y reposer ma vieillesse ?… Ayez la charité d’écrire en ma faveur à M. le baron. S’il est mécontent de moi, qu’il me chasse et ne me donne point d’emploi ; mais si je l’ai fidèlement servi durant quarante ans, qu’il me laisse achever mes jours à son service et au vôtre ; il ne saurait mieux me récompenser. » Il ne faut pas demander si Julie a écrit. Je vois qu’elle serait aussi fâchée de perdre ce bonhomme qu’il le serait de la quitter. Ai-je tort, milord, de comparer des maîtres si chéris à des pères, et leurs domestiques à leurs enfants ? Vous voyez que c’est ainsi qu’ils se regardent eux-mêmes.

Il n’y a pas d’exemple dans cette maison qu’un domestique ait demandé son congé. Il est même rare qu’on menace quelqu’un de le lui donner. Cette menace effraye à proportion de ce que le service est agréable et doux ; les meilleurs sujets en sont toujours les plus alarmés, et l’on n’a jamais besoin d’en venir à l’exécution qu’avec ceux qui sont peu regrettables. Il y a encore une règle à cela. Quand M. de Wolmar a dit : « Je vous chasse », on peut implorer l’intercession de Madame, l’obtenir quelquefois, et rentrer en grâce à sa prière ; mais un congé qu’elle donne est irrévocable, et il n’y a plus de grâce à espérer. Cet accord est très bien entendu pour tempérer à la fois l’excès de confiance qu’on pourrait prendre en la douceur de la femme, et la crainte extrême que causerait l’inflexibilité du mari. Ce mot ne laisse pas pourtant d’être extrêmement redouté de la part d’un maître équitable et sans colère ; car, outre qu’on n’est pas sûr d’obtenir grâce, et qu’elle n’est jamais accordée deux fois au même, on perd par ce mot seul son droit d’ancienneté, et l’on recommence, en rentrant, un nouveau service : ce qui prévient l’insolence des vieux domestiques et augmente leur circonspection à mesure qu’ils ont plus à perdre.

Les trois femmes sont la femme de chambre, la gouvernante des enfants et la cuisinière. Celle-ci est une paysanne fort propre et fort entendue, à qui Mme de Wolmar a appris la cuisine ; car dans ce pays, simple encore, les jeunes personnes de tout état apprennent à faire elles-mêmes tous les travaux que feront un jour dans leur maison les femmes qui seront à leur service, afin de savoir les conduire au besoin et de ne s’en pas laisser imposer par elles. La femme de chambre n’est plus Babi : on l’a renvoyée à Etange où elle est née, on lui a remis le soin du château, et une inspection sur la recette, qui la rend en quelque manière le contrôleur de l’économe. Il y avait longtemps que M. de Wolmar pressait sa femme de faire cet arrangement, sans pouvoir la résoudre à éloigner d’elle une ancienne domestique de sa mère, quoiqu’elle eût plus d’un sujet de s’en plaindre. Enfin, depuis les dernières explications, elle y a consenti, et Babi est partie. Cette femme est intelligente et fidèle, mais indiscrète et babillarde. Je soupçonne qu’elle a trahi plus d’une fois les secrets de sa maîtresse, que M. de Wolmar ne l’ignore pas, et que, pour prévenir la même indiscrétion vis-à-vis de quelque étranger, cet homme sage a su l’employer de manière à profiter de ses bonnes qualités sans s’exposer aux mauvaises. Celle qui l’a remplacée est cette même Fanchon Regard dont vous m’entendiez parler autrefois avec tant de plaisir. Malgré l’augure de Julie, ses bienfaits, ceux de son père, et les vôtres, cette jeune femme si honnête et si sage n’a pas été heureuse dans son établissement. Claude Anet, qui avait si bien supporté sa misère, n’a pu soutenir un état plus doux. En se voyant dans l’aisance, il a négligé son métier ; et, s’étant tout à fait dérangé, il s’est enfui du pays, laissant sa femme avec un enfant qu’elle a perdu depuis ce temps-là. Julie, après l’avoir retirée chez elle, lui a appris tous les petits ouvrages d’une femme de chambre ; et je ne fus jamais plus agréablement surpris que de la trouver en fonction le jour de mon arrivée. M. de Wolmar en fait un très grand cas, et tous deux lui ont confié le soin de veiller tant sur les enfants que sur celle qui les gouverne.