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dernier pour tous ceux qui vaudront quelque chose. On les prend dans quelque famille nombreuse et surchargée d’enfants dont les père et mère viennent les offrir eux-mêmes. On les choisit jeunes, bien faits, de bonne santé, et d’une physionomie agréable. M. de Wolmar les interroge, les examine, puis les présente à sa femme. S’ils agréent à tous deux, ils sont reçus, d’abord à l’épreuve, ensuite au nombre des gens, c’est-à-dire des enfants de la maison, et l’on passe quelques jours à leur apprendre avec beaucoup de patience et de soin ce qu’ils ont à faire. Le service est si simple, si égal, si uniforme, les maîtres ont si peu de fantaisie et d’humeur, et leurs domestiques les affectionnent si promptement, que cela est bientôt appris. Leur condition est douce ; ils sentent un bien-être qu’ils n’avaient pas chez eux ; mais on ne les laisse point amollir par l’oisiveté, mère des vices. On ne souffre point qu’ils deviennent des messieurs et s’enorgueillissent de la servitude ; ils continuent de travailler comme ils faisaient dans la maison paternelle : ils n’ont fait, pour ainsi dire, que changer de père et de mère, et en gagner de plus opulents. De cette sorte, ils ne prennent point en dédain leur ancienne vie rustique. Si jamais ils sortaient d’ici, il n’y en a pas un qui ne reprît plus volontiers son état de paysan que de supporter une autre condition. Enfin je n’ai jamais vu de maison où chacun fît mieux son service et s’imaginât moins de servir.

C’est ainsi qu’en formant et dressant ses propres domestiques, on n’a point à se faire cette objection, si commune et si peu sensée : « Je les aurai formés pour d’autres ! » Formez-les comme il faut, pourrait-on répondre, et jamais ils ne serviront à d’autres. Si vous ne songez qu’à vous en les formant, en vous quittant ils font fort bien de ne songer qu’à eux ; mais occupez-vous d’eux un peu davantage, et ils vous demeureront attachés. Il n’y a que l’intention qui oblige ; et celui qui profite d’un bien que je ne veux faire qu’à moi ne me doit aucune reconnaissance.

Pour prévenir doublement le même inconvénient, M. et Mme de Wolmar emploient encore un autre moyen qui me paraît fort bien entendu. En commençant leur établissement, ils ont cherché quel nombre de domestiques ils pouvaient entretenir dans une maison montée à peu près selon leur état, et ils ont trouvé que ce nombre allait à quinze ou seize ; pour être mieux servis, ils l’ont réduit à la moitié ; de sorte qu’avec moins d’appareil leur service est beaucoup plus exact. Pour être mieux servis encore, ils ont intéressé les mêmes gens à les servir longtemps. Un domestique en entrant chez eux reçoit le gage ordinaire ; mais ce gage augmente tous les ans d’un vingtième ; au bout de vingt ans il serait ainsi plus que doublé, et l’entretien des domestiques serait à peu près alors en raison du moyen des maîtres ; mais il ne faut pas être un grand algébriste pour voir que les frais de cette augmentation sont plus apparents que réels, qu’ils auront peu de doubles gages à payer, et que, quand ils les paieraient à tous, l’avantage d’avoir été bien servis durant vingt ans compenserait et au delà ce surcroît de dépense. Vous sentez bien, milord, que c’est un expédient sûr pour augmenter incessamment le soin des domestiques et se les attacher à mesure qu’on s’attache à eux. Il n’y a pas seulement de la prudence. Il y a même de l’équité dans un pareil établissement. Est-il juste qu’un nouveau venu, sans affection, et qui n’est peut-être qu’un mauvais sujet, reçoive en entrant le même salaire qu’on donne à un ancien serviteur, dont le zèle et la fidélité sont éprouvés par de longs services, et qui d’ailleurs approche en vieillissant du temps où il sera hors d’état de gagner sa vie ? Au reste, cette dernière raison n’est pas ici de mise, et vous pouvez bien croire que des maîtres aussi humains ne négligent pas des devoirs que remplissent par ostentation beaucoup de maîtres sans charité, et n’abandonnent pas ceux de leurs gens à qui les infirmités ou la vieillesse ôtent les moyens de servir.

J’ai dans l’instant même un exemple assez frappant de cette attention. Le baron d’Etange, voulant récompenser les longs services de son valet de chambre par une retraite honorable, a eu le crédit d’obtenir pour lui de LL. EE. un emploi lucratif et sans peine. Julie vient de recevoir là-dessus de ce vieux domestique une lettre à tirer des larmes, dans laquelle il la supplie de le faire dispenser d’accepter cet emploi. « Je suis âgé, lui dit-il, j’ai