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de ne pas supprimer ou modifier en songeant qu’il serait vu de ton mari. Je suis sûre qu’en le lisant il eût, s’il se pouvait, redoublé pour toi d’estime ; mais il n’en eût pas été plus content de l’article. En général, ta lettre était très propre à lui donner beaucoup de confiance en ta conduite et beaucoup d’inquiétude sur ton penchant. Je t’avoue que ces marques de petite vérole, que tu regardes tant, me font peur ; et jamais l’amour ne s’avisa d’un plus dangereux fard. Je sais que ceci ne serait rien pour une autre ; mais, cousine, souviens-t’en toujours, celle que la jeunesse et la figure d’un amant n’avaient pu séduire se perdit en pensant aux maux qu’il avait soufferts pour elle. Sans doute le ciel a voulu qu’il lui restât des marques de cette maladie pour exercer ta vertu, et qu’il ne t’en restât pas pour exercer la sienne.

Je reviens au principal sujet de ta lettre : tu sais qu’à celle de notre ami j’ai volé ; le cas était grave. Mais à présent si tu savais dans quel embarras m’a mis cette courte absence et combien j’ai d’affaires à la fois, tu sentirais l’impossibilité où je suis de quitter derechef ma maison, sans m’y donner de nouvelles entraves et me mettre dans la nécessité d’y passer encore cet hiver, ce qui n’est pas mon compte ni le tien. Ne vaut-il pas mieux nous priver de nous voir deux ou trois jours à la hâte, et nous rejoindre six mois plus tôt ? Je pense aussi qu’il ne sera pas inutile que je cause en particulier et un peu à loisir avec notre philosophe, soit pour sonder et raffermir son cœur, soit pour lui donner quelques avis utiles sur la manière dont il doit se conduire avec ton mari, et même avec toi ; car je n’imagine pas que tu puisses lui parler bien librement là-dessus, et je vois par ta lettre même qu’il a besoin de conseil. Nous avons pris une si grande habitude de le gouverner, que nous sommes un peu responsables de lui à notre propre conscience ; et jusqu’à ce que sa raison soit entièrement libre, nous y devons suppléer. Pour moi, c’est un soin que je prendrai toujours avec plaisir ; car il a eu pour mes avis des déférences coûteuses que je n’oublierai jamais, et il n’y a point d’homme au monde, depuis que le mien n’est plus, que j’estime et que j’aime autant que lui. Je lui réserve aussi pour son compte le plaisir de me rendre ici quelques services : J’ai beaucoup de papiers mal en ordre qu’il m’aidera à débrouiller, et quelques affaires épineuses où j’aurai besoin à mon tour de ses lumières et de ses soins. Au reste, je compte ne le garder que cinq ou six jours tout au plus, et peut-être te le renverrai-je dès le lendemain ; car j’ai trop de vanité pour attendre que l’impatience de s’en retourner le prenne, et l’œil trop bon pour m’y tromper.

Ne manque donc pas, sitôt qu’il sera remis, de me l’envoyer, c’est-à-dire de le laisser venir, ou je n’entendrai pas raillerie. Tu sais bien que si je ris quand je pleure et n’en suis pas moins affligée, je ris aussi quand je gronde et n’en suis pas moins en colère. Si tu es bien sage et que tu fasses les choses de bonne grâce, je te promets de t’envoyer avec lui un joli petit présent qui te fera plaisir, et très grand plaisir ; mais si tu me fais languir, je t’avertis que tu n’auras rien.

P.-S. ─ A propos, dis-moi, notre marin fume-t-il ? Jure-t-il ? Boit-il de l’eau-de-vie ? Porte-t-il un grand sabre ? A-t-il la mine d’un flibustier ? Mon Dieu ! que je suis curieuse de voir l’air qu’on a quand on revient des antipodes !

Lettre IX de Claire à Julie

Tiens, cousine, voilà ton esclave que je te renvoie. J’en ai fait le mien durant ces huit jours, et il a porté ses fers de si bon cœur qu’on voit qu’il est tout fait pour servir. Rends-moi grâce de ne l’avoir pas gardé huit autres jours encore ; car, ne t’en déplaise, si j’avais attendu qu’il fût prêt à s’ennuyer avec moi, j’aurais pu ne pas le renvoyer sitôt. Je l’ai donc gardé sans scrupule ; mais j’ai eu celui de n’oser le loger dans ma maison. Je me suis senti quelquefois cette fierté d’âme qui dédaigne les serviles bienséances et sied si bien à la vertu. J’ai été plus timide en cette occasion sans savoir pourquoi ; et tout ce qu’il y a de sûr, c’est que je serais plus portée à me reprocher cette réserve qu’à m’en applaudir.

Mais toi, sais-tu bien pourquoi notre ami s’endurait si paisiblement ici ? Premièrement, il était