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où l’on se porte, avec soi l’on y porte ce qui nous fait vivre. J’ai beaucoup souffert ; j’ai vu souffrir davantage. Que d’infortunés j’ai vus mourir ! Hélas ! ils mettaient un si grand prix à la vie ! et moi je leur ai survécu !…

Peut-être étais-je en effet moins à plaindre ; les misères de mes compagnons m’étaient plus sensibles que les miennes ; je les voyais tout entiers à leurs peines ; ils devaient souffrir plus que moi. Je me disais : « Je suis mal ici, mais il est un coin sur la terre où je suis heureux et paisible », et je me dédommageais au bord du lac de Genève de ce que j’endurais sur l’Océan. J’ai le bonheur en arrivant de voir confirmer mes espérances ; milord Edouard m’apprend que vous jouissez toutes deux de la paix et de la santé et que, si vous en particulier avez perdu le doux titre d’épouse, il vous reste ceux d’amie et de mère, qui doivent suffire à votre bonheur.

Je suis trop pressé de vous envoyer cette lettre, pour vous faire à présent un détail de mon voyage ; j’ose espérer d’en avoir bientôt une occasion plus commode. Je me contente ici de vous en donner une légère idée, plus pour exciter que pour satisfaire votre curiosité. J’ai mis près de quatre ans au trajet immense dont je viens de vous parler, et suis revenu dans le même vaisseau sur lequel j’étais parti, le seul que le commandant ait ramené de son escadre.

J’ai vu d’abord l’Amérique méridionale, ce vaste continent que le manque de fer a soumis aux Européens, et dont ils ont fait un désert pour s’en assurer l’empire. J’ai vu les côtes du Brésil, où Lisbonne et Londres puisent leurs trésors et dont les peuples misérables foulent aux pieds l’or et les diamants sans oser y porter la main. J’ai traversé paisiblement les mers orageuses qui sont sous le cercle antarctique ; j’ai trouvé dans la mer Pacifique les plus effroyables tempêtes.

E in mar dubbioso sotto ignoto polo

Provai l’onde fallaci, e’l vento infido.

J’ai vu de loin le séjour de ces prétendus géants qui ne sont grands qu’en courage, et dont l’indépendance est plus assurée par une vie simple et frugale que par une haute stature. J’ai séjourné trois mois dans une île déserte et délicieuse, douce et touchante image de l’antique beauté de la nature, et qui semble être confinée au bout du monde pour y servir d’asile à l’innocence et à l’amour persécutés ; mais l’avide Européen suit son humeur farouche en empêchant l’Indien paisible de l’habiter, et se rend justice en ne l’habitant pas lui-même.

J’ai vu sur les rives du Mexique et du Pérou le même spectacle que dans le Brésil : j’en ai vu les rares et infortunés habitants, tristes restes de deux puissants peuples, accablés de fers, d’opprobre et de misères au milieu de leurs riches métaux, reprocher au ciel en pleurant les trésors qu’il leur a prodigués. J’ai vu l’incendie affreux d’une ville entière sans résistance et sans défenseurs. Tel est le droit de la guerre parmi les peuples savants, humains et polis de l’Europe ; on ne se borne pas à faire à son ennemi tout le mal dont on peut tirer du profit : mais on compte pour un profit tout le mal qu’on peut lui faire à pure perte. J’ai côtoyé presque toute la partie occidentale de l’Amérique, non sans être frappé d’admiration en voyant quinze cents lieues de côte et la plus grande mer du monde sous l’empire d’une seule puissance qui tient pour ainsi dire en sa main les clefs d’un hémisphère du globe.

Après avoir traversé la grande mer, j’ai trouvé dans l’autre continent un nouveau spectacle. J’ai vu la plus nombreuse et la plus illustre nation de l’univers soumise à une poignée de brigands ; j’ai vu de près ce peuple célèbre, et n’ai plus été surpris de le trouver esclave. Autant de fois conquis qu’attaqué, il fut toujours en proie au premier venu et le sera jusqu’à la fin des siècles. Je l’ai trouvé digne de son sort, n’ayant pas même le courage d’en gémir. Lettré, lâche, hypocrite et charlatan ; parlant beaucoup sans rien dire, plein d’esprit sans aucun génie, abondant en signes et stérile en idées ; poli, complimenteur, adroit, fourbe et fripon ; qui met tous les devoirs en étiquettes, toute la morale en simagrées, et ne connaît d’autre humanité que les salutations et les révérences. J’ai surgi dans une seconde île déserte, plus inconnue, plus charmante encore que la première, et où le plus cruel accident faillit à nous confiner pour jamais. Je fus le seul peut-être qu’un exil