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trop vifs ; que leur déclin, sans s’arrêter à l’indifférence, ne passe jusqu’au dégoût ; qu’on ne se trouve enfin tout à fait rassasiés l’un de l’autre ; et que, pour s’être trop aimés amants, on n’en vienne à se haïr époux ! Mon cher ami, vous m’avez toujours paru bien aimable, beaucoup trop pour mon innocence et pour mon repos ; mais je ne vous ai jamais vu qu’amoureux : que sais-je ce que vous seriez devenu cessant de l’être ? L’amour éteint vous eût toujours laissé la vertu, je l’avoue ; mais en est-ce assez pour être heureux dans un lien que le cœur doit serrer, et combien d’hommes vertueux ne laissent pas d’être des maris insupportables ! Sur tout cela vous en pouvez dire autant de moi.

Pour M. de Wolmar, nulle illusion ne nous prévient l’un pour l’autre : nous nous voyons tels que nous sommes ; le sentiment qui nous joint n’est point l’aveugle transport des cœurs passionnés, mais l’immuable et constant attachement de deux personnes honnêtes et raisonnables, qui, destinées à passer ensemble le reste de leurs jours, sont contentes de leur sort, et tâchent de se le rendre doux l’une à l’autre. Il semble que, quand on nous eût formés exprès pour nous unir, on n’aurait pu réussir mieux. S’il avait le cœur aussi tendre que moi, il serait impossible que tant de sensibilité de part et d’autre ne se heurtât quelquefois, et qu’il n’en résultât des querelles. Si j’étais aussi tranquille que lui, trop de froideur régnerait entre nous, et rendrait la société moins agréable et moins douce. S’il ne m’aimait point, nous vivrions mal ensemble ; s’il m’eût trop aimée, il m’eût été importun. Chacun des deux est précisément ce qu’il faut à l’autre ; il m’éclaire et je l’anime ; nous en valons mieux réunis, et il semble que nous soyons destinés à ne faire entre nous qu’une seule âme, dont il est l’entendement et moi la volonté. Il n’y a pas jusqu’à son âge un peu avancé qui ne tourne au commun avantage : car, avec la passion dont j’étais tourmentée, il est certain que s’il eût été plus jeune je l’aurais épousé avec plus de peine encore, et cet excès de répugnance eût peut-être empêché l’heureuse révolution qui s’est faite en moi.

Mon ami, le ciel éclaire la bonne intention des pères, et récompense la docilité des enfants. A Dieu ne plaise que je veuille insulter à vos déplaisirs. Le seul désir de vous rassurer pleinement sur mon sort me fait ajouter ce que je vais vous dire. Quand avec les sentiments que j’eus ci-devant pour vous, et les connaissances que j’ai maintenant, je serais libre encore et maîtresse de me choisir un mari, je prends à témoin de ma sincérité ce Dieu qui daigne m’éclairer et qui lit au fond de mon cœur, ce n’est pas vous que je choisirais, c’est M. de Wolmar.

Il importe peut-être à votre entière guérison que j’achève de vous dire ce qui me reste sur le cœur. M. de Wolmar est plus âgé que moi. Si pour me punir de mes fautes, le ciel m’ôtait le digne époux que j’ai si peu mérité, ma ferme résolution est de n’en prendre jamais un autre. S’il n’a pas eu le bonheur de trouver une fille chaste, il laissera du moins une chaste veuve. Vous me connaissez trop bien pour croire qu’après vous avoir fait cette déclaration je sois femme, à m’en rétracter jamais.

Ce que j’ai dit pour lever vos doutes peut servir encore à résoudre en partie vos objections contre l’aveu que je crois devoir faire à mon mari. Il est trop sage pour me punir d’une démarche humiliante que le repentir seul peut m’arracher, et je ne suis pas plus incapable d’user de la ruse des dames dont vous parlez,