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qu’elles lui seraient douces si elle osait y compter. En recevant celles de son père, elle regarde sa mère d’un air si tendre et si humilié, qu’on voit son cœur lui dire par ses yeux : « Ah ! que ne suis-je digne encore d’en recevoir autant de vous ! »

Mme d’Etange m’a prise plusieurs fois à part ; et j’ai connu facilement à la douceur de ses réprimandes et au ton dont elle m’a parlé de vous, que Julie a fait de grands efforts pour calmer envers nous sa trop juste indignation, et qu’elle n’a rien épargné pour nous justifier l’un et l’autre à ses dépens. Vos lettres mêmes portent, avec le caractère d’un amour excessif, une sorte d’excuse qui ne lui a pas échappé ; elle vous reproche moins l’abus de sa confiance qu’à elle-même sa simplicité à vous l’accorder. Elle vous estime assez pour croire qu’aucun autre homme à votre place n’eût mieux résisté que vous ; elle s’en prend de vos fautes à la vertu, même. Elle conçoit maintenant, dit-elle, ce que c’est qu’une probité trop vantée, qui n’empêche point un honnête homme amoureux de corrompre, s’il peut, une fille sage, et de déshonorer sans scrupule toute une famille pour satisfaire un moment de fureur. Mais que sert de revenir sur le passé ? Il s’agit de cacher sous un voile éternel cet odieux mystère, d’en effacer, s’il se peut, jusqu’au moindre vestige, et de seconder la bonté du ciel qui n’en a point laissé de témoignage sensible. Le secret est concentré entre six personnes sûres. Le repos de tout ce que vous avez aimé, les jours d’une mère au désespoir, l’honneur d’une maison respectable, votre propre vertu, tout dépend de vous encore ; tout vous prescrit votre devoir : vous pouvez réparer le mal que vous avez fait ; vous pouvez vous rendre digne de Julie, et justifier sa faute en renonçant à elle ; et si votre cœur ne m’a point trompée, il n’y a plus que la grandeur d’un tel sacrifice qui puisse répondre à celle de l’amour qui l’exige. Fondée sur l’estime que j’eus toujours pour vos sentiments, et sur ce que la plus tendre union qui fût jamais lui doit ajouter de force, j’ai promis en votre nom tout ce que vous devez tenir : osez me démentir si j’ai trop présumé de vous, ou soyez aujourd’hui ce que vous devez être. Il faut immoler votre maîtresse ou votre amour l’un à l’autre, et vous montrer le plus lâche ou le plus vertueux des hommes.

Cette mère infortunée a voulu vous écrire ; elle avait même commencé. O Dieu ! que de coups de poignard vous eussent portés ses plaintes amères ! Que ses touchants reproches vous eussent déchiré le cœur ! Que ses humbles prières vous eussent pénétré de honte ! J’ai mis en pièces cette lettre accablante que vous n’eussiez jamais supportée : je n’ai pu souffrir ce comble d’horreur de voir une mère humiliée devant le séducteur de sa fille : vous êtes digne au moins qu’on n’emploie pas avec vous de pareils moyens, faits pour fléchir des monstres, et pour faire mourir de douleur un homme sensible.

Si c’était ici le premier effort que l’amour vous eût demandé, je pourrais douter du succès et balancer sur l’estime qui vous est due : mais le sacrifice que vous avez fait à l’honneur de Julie en quittant ce pays est garant de celui que vous allez faire à son repos en rompant un commerce inutile. Les premiers actes de vertu sont toujours les plus pénibles, et vous ne perdez point le prix d’un effort qui vous a tant coûté en vous obstinant à soutenir une vaine correspondance dont les risques sont terribles pour votre amante, les dédommagements nuls pour tous les deux, et qui ne fait que prolonger sans fruit les tourments de l’un et de l’autre. N’en doutez plus, cette Julie qui vous fut si chère ne doit rien être à celui qu’elle a tant aimé : vous vous dissimulez en vain vos malheurs ; vous la perdîtes au moment que vous vous séparâtes d’elle, ou plutôt le ciel vous l’avait ôtée même avant qu’elle se donnât à vous ; car son père la promit dès son retour, et vous savez trop que la parole de cet homme inflexible est irrévocable. De quelque manière que vous vous comportiez, l’invincible sort s’oppose à vos vœux, et vous ne la posséderez jamais. L’unique choix qui vous reste à faire est de la précipiter dans un abîme de malheurs et d’opprobres, ou d’honorer en elle ce que vous avez adoré, et de lui rendre, au lieu du bonheur perdu, la sagesse, la paix, la sûreté du moins dont vos fatales liaisons la privent.

Que vous seriez attristé, que vous vous consumeriez en regrets, si vous pouviez contempler l’état actuel de cette malheureuse amie, et l’avilissement où la réduit le malheur et la honte ! Que son lustre est terni ! que ses grâces