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sont peut-être la dernière instruction qu’il reste à donner à un peuple assez corrompu pour que tout autre lui soit inutile : je voudrais qu’alors la composition de ces sortes de livres ne fût permise qu’à des gens honnêtes mais sensibles, dont le cœur se peignît dans leurs écrits ; à des auteurs qui ne fussent pas au-dessus des faiblesses de l’humanité, qui ne montrassent pas tout d’un coup la vertu dans le ciel hors de la portée des hommes, mais qui la leur fissent aimer en la peignant d’abord moins austère, et puis du sein du vice les y sussent conduire insensiblement.

Je t’en ai prévenue, je ne suis en rien de l’opinion commune sur le compte des femmes de ce pays. On leur trouve unanimement l’abord le plus enchanteur, les grâces les plus séduisantes, la coquetterie la plus raffinée, le sublime de la galanterie, et l’art de plaire au souverain degré. Moi, je trouve leur abord choquant, leur coquetterie repoussante, leurs manières sans modestie. J’imagine que le cœur doit se fermer à toutes leurs avances ; et l’on ne me persuadera jamais qu’elles puissent un moment parler de l’amour sans se montrer également incapables d’en inspirer et d’en ressentir.

D’un autre côté, la renommée apprend à se défier de leur caractère ; elle les peint frivoles, rusées, artificieuses, étourdies, volages, parlant bien, mais ne pensant point, sentant encore moins, et dépensant ainsi tout leur mérite en vain babil. Tout cela me paraît à moi leur être extérieur, comme leurs paniers et leur rouge. Ce sont des vices de parade qu’il faut avoir à Paris, et qui dans le fond couvrent en elles du sens, de la raison, de l’humanité, du bon naturel. Elles sont moins indiscrètes, moins tracassières que chez nous, moins peut-être que partout ailleurs. Elles sont plus solidement instruites, et leur instruction profite mieux à leur jugement. En un mot, si elles me déplaisent par tout ce qui caractérise leur sexe qu’elles ont défiguré, je les estime par des rapports avec le nôtre qui nous font honneur ; et je trouve qu’elles seraient cent fois plutôt des hommes de mérite que d’aimables femmes.

Conclusion : si Julie n’eût point existé, si mon cœur eût pu souffrir quelque autre attachement que celui pour lequel il était né, je n’aurais jamais pris à Paris ma femme, encore moins ma maîtresse : mais je m’y serais fait volontiers une amie ; et ce trésor m’eût consolé peut-être de n’y pas trouver les deux autres.

Lettre XXII à Julie

Depuis ta lettre reçue je suis allé tous les jours chez M. Silvestre demander le petit paquet. Il n’était toujours point venu ; et, dévoré d’une mortelle impatience, j’ai fait le voyage sept fois inutilement. Enfin la huitième, j’ai reçu le paquet. A peine l’ai-je eu dans les mains, que, sans payer le port, sans m’en informer, sans rien dire à personne, je suis sorti comme un étourdi ; et, ne voyant le moment de rentrer chez moi, j’enfilais avec tant de précipitation des rues que je ne connaissais point, qu’au bout d’une demi-heure, cherchant la rue de Tournon où je loge, je me suis trouvé dans le Marais, à l’autre extrémité de Paris. J’ai été obligé de prendre un fiacre pour revenir plus promptement ; c’est la première fois que cela m’est arrivé le matin pour mes affaires : je ne m’en sers même qu’à regret l’après-midi pour quelques visites ; car j’ai deux jambes fort bonnes dont je serais bien fâché qu’un peu plus d’aisance dans ma fortune me fît négliger l’usage.

J’étais fort embarrassé dans mon fiacre avec mon paquet ; je ne voulais l’ouvrir que chez moi, c’était ton ordre. D’ailleurs une sorte de volupté qui me laisse oublier la commodité dans les choses communes me la fait rechercher avec soin dans les vrais plaisirs. Je n’y puis souffrir aucune sorte de distraction, et je veux avoir du temps et mes aises pour savourer tout ce qui me vient de toi. Je tenais donc ce paquet avec une inquiète curiosité dont je n’étais pas le maître ; je m’efforçais de palper à travers les enveloppes ce qu’il pouvait contenir ;