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éloignée un seul jour ; te fuir, te quitter, te perdre, ne te plus voir !… Ah ! non : que jamais… Que de tourments déchirent ta malheureuse amie ! elle sent à la fois tous les maux dont elle a le choix, sans qu’aucun des biens qui lui resteront la console. Hélas ! je m’égare. Tant de combats passent ma force et troublent ma raison ; je perds à la fois le courage et le sens. Je n’ai plus d’espoir qu’en toi seule. Ou choisis, ou laisse-moi mourir.

Lettre V. Réponse

Tes perplexités ne sont que trop bien fondées, ma chère Julie ; je les ai prévues et n’ai pu les prévenir ; je les sens et ne les puis apaiser ; et ce que je vois de pire dans ton état, c’est que personne ne t’en peut tirer que toi-même. Quand il s’agit de prudence, l’amitié vient au secours d’une âme agitée ; s’il faut choisir le bien ou le mal, la passion qui les méconnaît peut se taire devant un conseil désintéressé. Mais ici, quelque parti que tu prennes, la nature l’autorise et le condamne, la raison le blâme et l’approuve, le devoir, se tait ou s’oppose à lui-même ; les suites sont également à craindre de part et d’autre ; tu ne peux ni rester indécise ni bien choisir ; tu n’as que des peines à comparer, et ton cœur seul en est le juge. Pour moi, l’importance de la délibération m’épouvante, et son effet m’attriste. Quelque sort que tu préfères, il sera toujours peu digne de toi ; et ne pouvant ni te montrer un parti qui te convienne, ni te conduire au vrai bonheur, je n’ai pas le courage de décider de ta destinée. Voici le premier refus que tu reçus jamais de ton amie ; et je sens bien, par ce qu’il me coûte, que ce sera le dernier : mais je te trahirais en voulant te gouverner dans un cas où la raison même s’impose silence, et où la seule règle à suivre est d’écouter ton propre penchant.

Ne sois pas injuste envers moi, ma douce amie, et ne me juge point avant le temps. Je sais qu’il est des amitiés circonspectes qui, craignant de se compromettre, refusent des conseils dans les occasions difficiles, et dont la réserve augmente avec le péril des amis. Ah ! tu vas connaître si ce cœur qui t’aime connaît ces timides précautions ! Souffre qu’au lieu de te parler de tes affaires, je te parle un instant des miennes.

N’as-tu jamais remarqué, mon ange, à quel point tout ce qui t’approche s’attache à toi ? Qu’un père et une mère chérissent une fille unique, il n’y a pas, je le sais, de quoi s’en fort étonner ; qu’un jeune homme ardent s’enflamme, pour un objet aimable, cela n’est pas plus extraordinaire. Mais qu’à l’âge mûr, un homme aussi froid que M. de Wolmar s’attendrisse, en te voyant, pour la première fois de sa vie ; que toute une famille t’idolâtre unanimement ; que tu sois chère à mon père, cet homme si peu sensible, autant et plus peut-être que ses propres enfants ; que les amis, les connaissances, les domestiques, les voisins, et toute une ville entière, t’adorent de concert et prennent à toi le plus tendre intérêt : voilà ma chère, un concours moins vraisemblable, et qui n’aurait point lieu s’il n’avait en ta personne quelque cause particulière. Sais-tu bien quelle est cette cause ? Ce n’est ni ta beauté, ni ton esprit, ni ta grâce, ni rien de tout ce qu’on entend par le don de plaire : mais c’est cette âme tendre et cette douceur d’attachement qui n’a point d’égale ; c’est le don d’aimer, mon enfant, qui te fait aimer. On peut résister à tout, hors à la bienveillance ; et il n’y a point de moyen plus sûr d’acquérir l’affection des autres, que de leur donner la sienne. Mille femmes sont plus belles que toi ; plusieurs ont autant de grâce ; toi seule as, avec les grâces, je ne sais quoi de plus séduisant qui ne plaît pas seulement mais qui touche et qui fait voler tous les cœurs au-devant du tien. On sent que ce tendre cœur ne demande qu’à se donner, et le doux sentiment qu’il cherche le va chercher à son tour.

Tu vois par exemple avec surprise l’incroyable affection de milord Edouard pour ton ami ; tu vois son zèle pour ton bonheur ; tu reçois avec admiration ses offres généreuses ; tu les attribues à la seule vertu : et ma Julie de s’attendrir ! Erreur, abus, charmante cousine ! A Dieu ne plaise que j’atténue les bienfaits de milord Edouard, et que je déprise sa grande âme ! Mais, crois-moi, ce zèle, tout