Page:Œuvres complètes de H. de Balzac (éd. M. Levy), tome 20, 1870.djvu/636

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votre crâne, vous volez à pleines ailes dans le monde de la fantaisie, vous attrapez vos papillonnants délires, comme un enfant armé d’une gaze qui courrait dans une prairie divine après des libellules, et vous les voyez sous leur forme idéale, ce qui vous dispose à la réalisation. Les plus belles espérances passent et repassent, non plus en illusions, elles ont pris un corps, et bondissent comme autant de Taglioni, avec quelle grâce ! vous le savez, fumeurs ! Ce spectacle embellit la nature, toutes les difficultés de la vie disparaissent, la vie est légère, l’intelligence est claire, la grise atmosphère de la pensée devient bleue ; mais, effet bizarre, la toile de cet opéra tombe quand s’éteint le houka, le cigare ou la pipe. Cette excessive jouissance, à quel prix l’avez-vous conquise ? Examinons. Cet examen s’applique également aux effets passagers produits par l’eau-de-vie et le café.

Le fumeur a supprimé la salivation. S’il ne l’a pas supprimée, il en a changé les conditions, en la convertissant en une sorte d’excrétion plus épaisse. Enfin, s’il n’opère aucune espèce de sputation, il a engorgé les vaisseaux, il en a bouché ou anéanti les suçoirs, les déversoirs, papilles ingénieuses dont l’admirable mécanisme est dans le domaine du microscope de Raspail, et desquels j’attends la description, qui me semble d’une urgente utilité. Demeurons sur ce terrain.

Le mouvement des différentes mucosités, merveilleuse pulpe placée entre le sang et les nerfs, est l’une des circulations humaines les plus habilement composées. Ces mucosités sont si essentielles à l’harmonie intérieure de notre machine, que, dans les violentes émotions, il s’en fait en nous un rappel violent pour soutenir leur choc à quelque centre inconnu. Enfin, la vie en a tellement soif, que tous ceux qui se sont mis dans de grandes colères peuvent se souvenir du dessèchement soudain de leur gosier, de l’épaississement de leur salive et de la lenteur avec laquelle elle revint à son état normal. Ce fait m’avait si violemment frappé, que j’ai voulu le vérifier dans la sphère des plus horribles émotions. J’ai négocié longtemps à l’avance la faveur de dîner avec des personnes que des raisons publiques éloignent de la société : le chef de la police de sûreté et l’exécuteur des hautes œuvres de la cour royale de Paris, tous deux d’ailleurs citoyens, électeurs, et pouvant jouir des