Page:Œuvres complètes de H. de Balzac (éd. M. Levy), tome 20, 1870.djvu/624

Cette page a été validée par deux contributeurs.

§ II — de l’eau-de-vie

Le raisin a révélé le premier les lois de la fermentation, nouvelle action qui s’opère entre ses éléments par l’influence atmosphérique, et d’où provient une combinaison contenant l’alcool obtenu par la distillation, et que, depuis, la chimie a trouvé dans beaucoup de produits botaniques. Le vin, le produit immédiat, est le plus ancien des excitants : à tout seigneur, tout honneur, il passera le premier. D’ailleurs, son esprit est celui de tous aujourd’hui qui tue le plus de monde. On s’est effrayé du choléra. L’eau-de-vie est un bien autre fléau !

Quel est le flâneur qui n’a pas observé aux environs de la grande halle, à Paris, cette tapisserie humaine que forment, entre deux et cinq heures du matin, les habitués mâles et femelles des distillateurs, dont les ignobles boutiques sont bien loin des palais construits à Londres pour les consommateurs qui viennent s’y consumer, mais où les résultats sont les mêmes ? Tapisserie est le mot. Les haillons et les visages sont si bien en harmonie, que vous ne savez où finit le haillon, où commence la chair, où est le bonnet, où se dresse le nez ; la figure est souvent plus sale que le lambeau de linge que vous apercevez en analysant ces monstrueux personnages rabougris, creusés, étiolés, blanchis, bleuis, tordus par l’eau-de-vie. Nous devons à ces hommes ce frai ignoble qui dépérit ou qui produit l’effroyable gamin de Paris. De ces comptoirs procèdent ces êtres chétifs qui composent la population ouvrière. La plupart des filles de Paris sont décimées par l’abus des liqueurs fortes.

Comme observateur, il était indigne de moi d’ignorer les effets de l’ivresse. Je devais étudier les jouissances qui séduisent le peuple, et qui ont séduit, disons-le, Byron après Shéridan, et tutti quanti. La chose était difficile. En qualité de buveur d’eau, préparé peut-être à cet assaut par ma longue habitude du café, le vin n’a pas la moindre prise sur moi, quelque quantité que ma capacité gastrique me permette d’absorber. Je suis un coûteux convive. Ce fait, connu d’un de mes amis, lui inspira le désir de vaincre cette virginité. Je n’avais jamais fumé. Sa future victoire fut assise