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Je n’ai rien vu de plus touchant que cette scène. Bourgeat voulut absolument m’acheter cette trousse garnie en argent que vous avez vue dans mon cabinet, et qui en est pour moi la chose la plus précieuse. Quoique enivré par mes premiers succès, il ne lui est jamais échappé la moindre parole, le moindre geste qui voulussent dire : C’est à moi qu’est dû cet homme ! Et cependant sans lui la misère m’aurait tué. Le pauvre homme s’était exterminé pour moi : il n’avait mangé que du pain frotté d’ail, afin que j’eusse du café pour suffire à mes veilles. Il tomba malade. J’ai passé, comme vous l’imaginez, les nuits à son chevet, je l’ai tiré d’affaire la première fois ; mais il eut une rechute deux ans après, et malgré les soins les plus assidus, malgré les plus grands efforts de la science, il dut succomber. Jamais roi ne fut soigné comme il le fut. Oui, Bianchon, j’ai tenté, pour arracher cette vie à la mort, des choses inouïes. Je voulais le faire vivre assez pour le rendre témoin de son ouvrage, pour lui réaliser tous ses vœux, pour satisfaire la seule reconnaissance qui m’ait empli le cœur, pour éteindre un foyer qui me brûle encore aujourd’hui !

— Bourgeat, reprit après une pause Desplein visiblement ému, mon second père est mort dans mes bras, me laissant tout ce qu’il possédait par un testament qu’il avait fait chez un écrivain public, et daté de l’année où nous étions venus nous loger dans la cour de Rohan. Cet homme avait la foi du charbonnier. Il aimait la sainte Vierge comme il eût aimé sa femme. Catholique ardent, il ne m’avait jamais dit un mot sur mon irréligion. Quand il fut en danger, il me pria de ne rien ménager pour qu’il eût les secours de l’Église. Je fis dire tous les jours la messe pour lui. Souvent, pendant la nuit, il me témoignait des craintes sur son avenir, il craignait de ne pas avoir vécu assez saintement. Le pauvre homme ! il travaillait du matin au soir. À qui donc appartiendrait le paradis, s’il y a un paradis ? Il a été administré comme un saint qu’il était, et sa mort fut digne de sa vie. Son convoi ne fut suivi que par moi. Quand j’eus mis en terre mon unique bienfaiteur, je cherchai comment m’acquitter envers lui ; je m’aperçus qu’il n’avait ni famille, ni amis, ni femme, ni enfants. Mais il croyait ! il avait une conviction religieuse, avais-je le droit de la discuter ? Il m’avait timidement parlé des messes dites pour le repos des morts, il ne voulait pas m’imposer ce devoir, en pensant que ce serait faire payer ses services. Aussitôt que j’ai pu établir une fondation, j’ai donné à Saint-Sulpice la