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seul, sans secours, sans un sou ni pour acheter des livres ni pour payer les frais de mon éducation médicale ; sans un ami : mon caractère irascible, ombrageux, inquiet me desservait. Personne ne voulait voir dans mes irritations le malaise et le travail d’un homme qui, du fond de l’état social où il est, s’agite pour arriver à la surface. Mais j’avais, je puis vous le dire, à vous devant qui je n’ai pas besoin de me draper, j’avais ce lit de bons sentiments et de sensibilité vive qui sera toujours l’apanage des hommes assez forts pour grimper sur un sommet quelconque, après avoir piétiné long-temps dans les marécages de la Misère. Je ne pouvais rien tirer de ma famille, ni de mon pays, au delà de l’insuffisante pension qu’on me faisait. Enfin, à cette époque, je mangeais le matin un petit pain que le boulanger de la rue du Petit-Lion me vendait moins cher parce qu’il était de la veille ou de l’avant-veille, et je l’émiettais dans du lait : mon repas du matin ne me coûtait ainsi que deux sous. Je ne dînais que tous les deux jours dans une pension où le dîner coûtait seize sous. Je ne dépensais ainsi que neuf sous par jour. Vous connaissez aussi bien que moi quel soin je pouvais avoir de mes habits et de ma chaussure ! Je ne sais pas si plus tard nous éprouvons autant de chagrin par la trahison d’un confrère que nous en avons éprouvé, vous comme moi, en apercevant la rieuse grimace d’un soulier qui se découd, en entendant craquer l’entournure d’une redingote. Je ne buvais que de l’eau, j’avais le plus grand respect pour les Cafés. Zoppi m’apparaissait comme une terre promise où les Lucullus du pays latin avaient seuls droit de présence. — Pourrais-je jamais, me disais-je parfois, y prendre une tasse de café à la crème, y jouer une partie de dominos ? Enfin, je reportais dans mes travaux la rage que m’inspirait la misère. Je tâchais d’accaparer des connaissances positives afin d’avoir une immense valeur personnelle, pour mériter la place à laquelle j’arriverais le jour où je serais sorti de mon néant. Je consommais plus d’huile que de pain : la lumière qui m’éclairait pendant ces nuits obstinées me coûtait plus cher que ma nourriture. Ce duel a été long, opiniâtre, sans consolation. Je ne réveillais aucune sympathie autour de moi. Pour avoir des amis, ne faut-il pas se lier avec des jeunes gens, posséder quelques sous afin d’aller gobeloter avec eux, se rendre ensemble partout où vont des étudiants ! Je n’avais rien ! Et personne à Paris ne se figure que rien est rien. Quand il s’agissait de découvrir mes misères, j’éprouvais au gosier cette contrac-