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mon nom, qui me livrait à la vengeance de Venise, je ne pouvais invoquer l’assistance de personne, je craignais Venise. Mon infirmité fut exploitée par les espions que cette femme avait attachés à ma personne. Je vous fais grâce d’aventures dignes de Gil Blas. Votre révolution vint. Je fus forcé d’entrer aux Quinze-Vingts, où cette créature me fit admettre après m’avoir tenu pendant deux ans à Bicêtre comme fou ; je n’ai jamais pu la tuer, je n’y voyais point, et j’étais trop pauvre pour acheter un bras. Si avant de perdre Benedetto Carpi, mon geôlier, je l’avais consulté sur la situation de mon cachot, j’aurais pu reconnaître le trésor et retourner à Venise quand la république fut anéantie par Napoléon. Cependant, malgré ma cécité, allons à Venise ! Je retrouverai la porte de la prison, je verrai l’or à travers les murailles, je le sentirai sous les eaux où il est enfoui ; car les événements qui ont renversé la puissance de Venise sont tels que le secret de ce trésor a dû mourir avec Vendramino, le frère de Bianca, un doge, qui, je l’espérais, aurait fait ma paix avec les Dix. J’ai adressé des notes au premier consul, j’ai proposé un traité à l’empereur d’Autriche, tous m’ont éconduit comme un fou ! Venez, partons pour Venise, partons mendiants, nous reviendrons millionnaires ; nous rachèterons mes biens, et vous serez mon héritier, vous serez prince de Varese.

Étourdi de cette confidence, qui dans mon imagination prenait les proportions d’un poème, à l’aspect de cette tête blanchie, et devant l’eau noire des fossés de la Bastille, eau dormante comme celle des canaux de Venise, je ne répondis pas. Facino Cane crut sans doute que je le jugeais comme tous les autres ; avec une pitié dédaigneuse, il fit un geste qui exprima toute la philosophie du désespoir. Ce récit l’avait reporté peut-être à ses heureux jours, à Venise : il saisit sa clarinette et joua mélancoliquement une chanson vénitienne, barcarolle pour laquelle il retrouva son premier talent, son talent de patricien amoureux. Ce fut quelque chose comme le Super flumina Babylonis. Mes yeux s’emplirent de larmes. Si quelques promeneurs attardés vinrent à passer le long du boulevard Bourdon, sans doute ils s’arrêtèrent pour écouter cette dernière prière du banni, le dernier regret d’un nom perdu, auquel se mêlait le souvenir de Bianca. Mais l’or reprit bientôt le dessus, et la fatale passion éteignit cette lueur de jeunesse.

— Ce trésor, me dit-il, je le vois toujours, éveillé comme en