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du quai des Esclavons au Lido, je revenais à sa cathédrale, si originalement sublime ; je regardais les fenêtres de la Casa Doro, dont chacune a des ornements différents ; je contemplais ces vieux palais si riches de marbre, enfin toutes ces merveilles avec lesquelles le savant sympathise d’autant plus qu’il les colore à son gré, et ne dépoétise pas ses rêves par le spectacle de la réalité. Je remontais le cours de la vie de ce rejeton du plus grand des condottieri, en y cherchant les traces de ses malheurs et les causes de cette profonde dégradation physique et morale qui rendait plus belles encore les étincelles de grandeur et de noblesse ranimées en ce moment. Nos pensées étaient sans doute communes, car je crois que la cécité rend les communications intellectuelles beaucoup plus rapides en défendant à l’attention de s’éparpiller sur les objets extérieurs. La preuve de notre sympathie ne se fit pas attendre. Facino Cane cessa de jouer, se leva, vint à moi et me dit un : — Sortons ! qui produisit sur moi l’effet d’une douche électrique. Je lui donnai le bras, et nous nous en allâmes.

Quand nous fûmes dans la rue, il me dit : — Voulez-vous me mener à Venise, m’y conduire, voulez-vous avoir foi en moi ? vous serez plus riche que ne le sont les dix maisons les plus riches d’Amsterdam ou de Londres, plus riches que les Rotschild, enfin riche comme les Mille et une Nuits.

Je pensai que cet homme était fou ; mais il y avait dans sa voix une puissance à laquelle j’obéis. Je me laissai conduire et il me mena vers les fossés de la Bastille comme s’il avait eu des yeux. Il s’assit sur une pierre dans un endroit fort solitaire où depuis fut bâti le pont par lequel le canal Saint-Martin communique avec la Seine. Je me mis sur une autre pierre devant ce vieillard dont les cheveux blancs brillèrent comme des fils d’argent à la clarté de la lune. Le silence que troublait à peine le bruit orageux des boulevards qui arrivait jusqu’à nous, la pureté de la nuit, tout contribuait à rendre cette scène vraiment fantastique.

— Vous parlez de millions à un jeune homme, et vous croyez qu’il hésiterait à endurer mille maux pour les recueillir ! Ne vous moquez-vous pas de moi ?

— Que je meure sans confession, me dit-il avec violence, si ce que je vais vous dire n’est pas vrai. J’ai eu vingt ans comme vous les avez en ce moment, j’étais riche, j’étais beau, j’étais noble, j’ai commencé par la première des folies, par l’amour. J’ai aimé