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parler ni du colonel Chabert ni de la comtesse Ferraud, pensa qu’il était survenu sans doute entre eux une transaction, que, par vengeance, la comtesse avait fait dresser dans une autre Étude. Alors, un matin, il supputa les sommes avancées audit Chabert, y ajouta les frais, et pria la comtesse Ferraud de réclamer à monsieur le comte Chabert le montant de ce mémoire, en présumant qu’elle savait où se trouvait son premier mari.

Le lendemain même l’intendant du comte Ferraud, récemment nommé Président du Tribunal de Première Instance dans une ville importante, écrivit à Derville ce mot désolant :

« Monsieur,

» Madame la comtesse Ferraud me charge de vous prévenir que votre client avait complétement abusé de votre confiance, et que l’individu qui disait être le comte Chabert a reconnu avoir indûment pris de fausses qualités.

» Agréez, etc.

» Delbecq. »

— On rencontre des gens qui sont aussi, ma parole d’honneur, par trop bêtes. Ils ont volé le baptême, s’écria Derville. Soyez donc humain, généreux, philanthrope et avoué, vous vous faites enfoncer ! Voilà une affaire qui me coûte plus de deux billets de mille francs.

Quelque temps après la réception de cette lettre, Derville cherchait au Palais un avocat auquel il voulait parler, et qui plaidait à la Police correctionnelle. Le hasard voulut que Derville entrât à la sixième Chambre au moment où le Président condamnait comme vagabond le nommé Hyacinthe à deux mois de prison, et ordonnait qu’il fût ensuite conduit au dépôt de mendicité de Saint-Denis, sentence qui, d’après la jurisprudence des préfets de police, équivaut à une détention perpétuelle. Au nom d’Hyacinthe, Derville regarda le délinquant assis entre deux gendarmes sur le banc des prévenus, et reconnut, dans la personne du condamné, son faux colonel Chabert. Le vieux soldat était calme, immobile, presque distrait. Malgré ses haillons, malgré la misère empreinte sur sa physionomie, elle déposait d’une noble fierté. Son regard avait une expression de stoïcisme qu’un magistrat n’aurait pas dû méconnaître ; mais, dès qu’un homme tombe entre les mains de la justice, il