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votre monsieur Chabert existe, les tribunaux maintiendront mon second mariage à cause des enfants, et j’en serai quitte pour rendre deux cent vingt-cinq mille francs à monsieur Chabert.

— Madame, nous ne savons pas de quel côté les tribunaux verront la question sentimentale. Si, d’une part, nous avons une mère et ses enfants, nous avons de l’autre un homme accablé de malheurs, vieilli par vous, par vos refus. Où trouvera-t-il une femme ? Puis, les juges peuvent-ils heurter la loi ? Votre mariage avec le colonel a pour lui le droit, la priorité. Mais si vous êtes représentée sous d’odieuses couleurs, vous pourriez avoir un adversaire auquel vous ne vous attendez pas. Là, madame, est ce danger dont je voudrais vous préserver.

— Un nouvel adversaire ! dit-elle, qui ?

— Monsieur le comte Ferraud, madame.

— Monsieur Ferraud a pour moi un trop vif attachement, et, pour la mère de ses enfants, un trop grand respect…

— Ne parlez pas de ces niaiseries-là, dit Derville en l’interrompant, à des avoués habitués à lire au fond des cœurs. En ce moment monsieur Ferraud n’a pas la moindre envie de rompre votre mariage et je suis persuadé qu’il vous adore ; mais si quelqu’un venait lui dire que son mariage peut être annulé, que sa femme sera traduite en criminelle au ban de l’opinion publique…

— Il me défendrait ! monsieur.

— Non, madame.

— Quelle raison aurait-il de m’abandonner, monsieur ?

— Mais celle d’épouser la fille unique d’un pair de France, dont la pairie lui serait transmise par ordonnance du Roi…

La comtesse pâlit.

— Nous y sommes ! se dit en lui-même Derville. Bien, je te tiens, l’affaire du pauvre colonel est gagnée. — D’ailleurs, madame, reprit-il à haute voix, il aurait d’autant moins de remords, qu’un homme couvert de gloire, général, comte, grand-officier de la Légion-d’Honneur, ne serait pas un pis-aller ; et si cet homme lui redemande sa femme…

— Assez ! assez ! monsieur, dit-elle. Je n’aurai jamais que vous pour avoué. Que faire ?

— Transiger ! dit Derville.

— M’aime-t-il encore ? dit-elle.

— Mais je ne crois pas qu’il puisse en être autrement.