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seize ans avec monsieur d’Espard, de qui le nom, la fortune, les habitudes répondaient à ce que ma famille exigeait de l’homme qui devait être mon mari. Monsieur d’Espard avait alors vingt-six ans, il était gentilhomme dans l’acception anglaise de ce mot ; ses manières me plurent, il paraissait avoir beaucoup d’ambition, et j’aime les ambitieux, dit-elle en regardant Rastignac. Si monsieur d’Espard n’avait pas rencontré cette dame Jeanrenaud, ses qualités, son savoir, ses connaissances l’auraient porté, selon le jugement de ses amis d’alors, au gouvernement des affaires ; le roi Charles X, alors Monsieur, le tenait haut dans son estime, et la pairie, une charge à la cour, une place élevée l’attendaient. Cette femme lui a tourné la tête et a détruit l’avenir de toute une famille.

— Quelles étaient alors les opinions religieuses de monsieur d’Espard ?

— Il était, dit-elle, il est encore d’une haute piété.

— Vous ne pensez pas que madame Jeanrenaud ait agi sur lui au moyen du mysticisme ?

— Non, monsieur.

— Vous avez un bel hôtel, madame, dit brusquement Popinot en retirant ses mains de ses goussets, et se levant pour écarter les basques de son habit et se chauffer. Ce boudoir est fort bien, voilà des chaises magnifiques, vos appartements sont bien somptueux ; vous devez gémir en effet, en vous trouvant ici, de savoir vos enfants mal logés, mal vêtus et mal nourris. Pour une mère, je n’imagine rien de plus affreux !

— Oui, monsieur. Je voudrais tant procurer quelques plaisirs à ces pauvres petits que leur père fait travailler du matin au soir à ce déplorable ouvrage sur la Chine !

— Vous donnez de beaux bals, ils s’y amuseraient, mais ils y prendraient peut-être le goût de la dissipation ; cependant leur père pourrait bien vous les envoyer une ou deux fois par hiver.

— Il me les amène au jour de l’an et le jour de ma naissance. Ces jours-là, monsieur d’Espard me fait la grâce de dîner avec eux chez moi.

— Cette conduite est bien singulière, dit Popinot en prenant l’air d’un homme convaincu. Avez-vous vu cette dame Jeanrenaud ?

— Un jour, mon beau-frère, qui, par intérêt pour son frère…

— Ah ! monsieur, dit le juge en interrompant la marquise, est le frère de monsieur d’Espard ?