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madame d’Espard est contre telle mesure, commençaient à se répéter par un assez grand nombre de sots pour donner à son troupeau de fidèles l’autorité d’une coterie. Quelques blessés politiques, pansés, chatouillés par elle, tels que le favori de Louis XVIII, qui ne pouvait plus se faire prendre en considération, et d’anciens ministres près de revenir au pouvoir, la disaient aussi forte en diplomatie que l’était à Londres la femme de l’ambassadeur russe. La marquise avait plusieurs fois donné, soit à des députés, soit à des pairs, des mots et des idées qui de la tribune avaient retenti en Europe. Elle avait souvent bien jugé de quelques événements sur lesquels ses habitués n’osaient émettre un avis. Les principaux personnages de la cour venaient jouer au whist chez elle le soir. Elle avait d’ailleurs les qualités de ses défauts. Elle passait pour être discrète et l’était. Son amitié paraissait être à toute épreuve. Elle servait ses protégés avec une persistance qui prouvait qu’elle tenait moins à se faire des créatures qu’à augmenter son crédit. Cette conduite était inspirée par sa passion dominante, la vanité. Les conquêtes et les plaisirs auxquels tiennent tant de femmes, lui semblaient à elle des moyens : elle voulait vivre sur tous les points du plus grand cercle que puisse décrire la vie. Parmi les hommes encore jeunes auxquels l’avenir appartenait et qui se pressaient dans ses salons aux grands jours, se remarquaient messieurs de Marsay, de Ronquerolles, de Montriveau, de La Roche-Hugon, de Sérizy, Ferraud, Maxime de Trailles, de Listomère, les deux Vandenesse, du Châtelet, etc. Souvent elle admettait un homme sans vouloir recevoir sa femme, et son pouvoir était assez fort déjà pour imposer ces dures conditions à certaines personnes ambitieuses telles que deux célèbres banquiers royalistes, messieurs de Nucingen et Ferdinand du Tillet. Elle avait si bien étudié le fort et le faible de la vie parisienne, qu’elle s’était toujours conduite de façon à ne laisser à aucun homme le moindre avantage sur elle. On aurait pu promettre une somme énorme d’un billet ou d’une lettre où elle se serait compromise, sans en pouvoir trouver un seul. Si la sécheresse de son âme lui permettait de jouer son rôle au naturel, son extérieur ne la servait pas moins bien. Elle avait une taille jeune. Sa voix était à commandement souple et fraîche, claire, dure. Elle possédait éminemment les secrets de cette attitude aristocratique par laquelle une femme efface le passé. La marquise connaissait bien l’art de mettre un espace immense entre elle et l’homme qui se