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— C’est pourtant moi qui l’ai forcé de s’embarquer, s’écria la pauvre mère ingénieuse à justifier les fautes de Philippe.

— Je ne vous conseille pas, dit la vieille Descoings à sa nièce, de lui faire souvent faire des voyages de ce genre-là.

Madame Descoings était héroïque. Elle donnait toujours mille écus à madame Bridau, mais elle nourrissait aussi toujours le même terne qui, depuis 1799, n’était pas sorti. Vers ce temps, elle commençait à douter de la bonne foi de l’administration. Elle accusa le gouvernement, et le crut très-capable de supprimer les trois numéros dans l’urne afin de provoquer les mises furieuses des actionnaires. Après un rapide examen des ressources, il parut impossible de faire mille francs sans vendre une portion de rente. Les deux femmes parlèrent d’engager l’argenterie, une partie du linge ou le surplus de mobilier. Joseph, effrayé de ces propositions, alla trouver Gérard, lui exposa sa situation, et le grand peintre lui obtint au Ministère de la Maison du Roi deux copies du portrait de Louis XVIII à raison de cinq cents francs chacune. Quoique peu donnant, Gros mena son élève chez son marchand de couleurs, auquel il dit de mettre sur son compte les fournitures nécessaires à Joseph. Mais les mille francs ne devaient être payés que les copies livrées. Joseph fit alors quatre tableaux de chevalet en dix jours, les vendit à des marchands, et apporta les mille francs à sa mère qui put solder la lettre de change. Huit jours après, vint une autre lettre, par laquelle le colonel avisait sa mère de son départ sur un paquebot dont le capitaine le prenait sur sa parole. Philippe annonçait avoir besoin d’au moins mille autres francs en débarquant au Havre.

— Bon, dit Joseph à sa mère, j’aurai fini mes copies, tu lui porteras mille francs.

— Cher Joseph ! s’écria tout en larmes Agathe en l’embrassant, Dieu te bénira. Tu l’aimes donc, ce pauvre persécuté ? il est notre gloire et tout notre avenir. Si jeune, si brave et si malheureux ! tout est contre lui, soyons au moins tous trois pour lui.

— Tu vois bien que la peinture sert à quelque chose, s’écria Joseph heureux d’obtenir enfin de sa mère la permission d’être un grand artiste.

Madame Bridau courut au-devant de son bien-aimé fils le colonel Philippe. Une fois au Havre, elle alla tous les jours au delà de la tour ronde bâtie par François Ier attendant le paquebot américain, et concevant de jour en jour, les plus cruelles inquiétudes. Les