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— Il a raison, dit Joseph, le Français est trop fier de sa Colonne pour aller s’encolonner ailleurs. Napoléon reviendra d’ailleurs peut-être encore une fois !

Pour complaire à sa mère, Philippe eut alors la magnifique idée de rejoindre le général Lallemant aux États-Unis, et de coopérer à la fondation du Champ-d’Asile, une des plus terribles mystifications connues sous le nom de Souscriptions Nationales. Agathe donna dix mille francs pris sur ses économies, et dépensa mille francs pour aller conduire et embarquer son fils au Havre. À la fin de 1817, Agathe sut vivre avec les six cents francs qui lui restaient de son inscription sur le Grand-Livre ; puis, par une heureuse inspiration, elle plaça sur le champ les dix mille francs qui lui restaient de ses économies, et dont elle eut sept cents autres francs de rente. Joseph voulut coopérer à cette œuvre de dévouement : il alla mis comme un recors ; il porta de gros souliers, des bas bleus ; il se refusa des gants et brûla du charbon de terre ; il vécut de pain, de lait, de fromage de Brie. Le pauvre enfant ne recevait d’encouragements que de la vieille Descoings et de Bixiou, son camarade de collége et son camarade d’atelier, qui fit alors ses admirables caricatures, tout en remplissant une petite place dans un Ministère.

— Avec quel plaisir j’ai vu venir l’été de 1818 ! a dit souvent Bridau en racontant ses misères d’alors. Le soleil m’a dispensé d’acheter du charbon.

Déjà tout aussi fort que Gros en fait de couleur, il ne voyait plus son maître que pour le consulter ; il méditait alors de rompre en visière aux classiques, de briser les conventions grecques et les lisières dans lesquelles on renfermait un art à qui la nature appartient comme elle est, dans la toute-puissance de ses créations et de ses fantaisies. Joseph se préparait à sa lutte qui, dès le jour où il apparut au Salon, en 1823, ne cessa plus. L’année fut terrible : Roguin, le notaire de madame Descoings et de madame Bridau, disparut en emportant les retenues faites depuis sept ans sur l’usufruit, et qui devaient déjà produire deux mille francs de rente. Trois jours après ce désastre, arriva de New-York une lettre de change de mille francs tirée par le colonel Philippe sur sa mère. Le pauvre garçon, abusé comme tant d’autres, avait tout perdu au Champ-d’Asile. Cette lettre, qui fit fondre en larmes Agathe, la Descoings et Joseph, parlait de dettes contractées à New-York, où des camarades d’infortune cautionnaient le colonel.