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— Ah ! dit-elle quand la Descoings vint, je suis perdue ! Joseph, de qui je voulais faire un employé, qui avait sa route toute tracée au Ministère de l’Intérieur où, protégé par l’ombre de son père, il serait devenu chef de bureau à vingt-cinq ans, eh ! bien, il veut se mettre peintre, un état de va-nu-pieds. Je prévoyais bien que cet enfant-là ne me donnerait que des chagrins !

Madame Descoings avoua que, depuis plusieurs mois, elle encourageait la passion de Joseph, et couvrait, le dimanche et le jeudi, ses évasions à l’institut. Au Salon, où elle l’avait conduit, l’attention profonde que le petit bonhomme donnait aux tableaux tenait du miracle.

— S’il comprend la peinture à treize ans, ma chère, dit-elle, mais votre Joseph sera un homme de génie.

— Oui, voyez où le génie a conduit son père ! à mourir usé par le travail à quarante ans.

Dans les derniers jours de l’automne, au moment où Joseph allait entrer dans sa quatorzième année, Agathe descendit, malgré les instances de la Descoings, chez Chaudet, pour s’opposer à ce qu’on lui débauchât son fils. Elle trouva Chaudet, en sarrau bleu, modelant sa dernière statue ; il reçut presque mal la veuve de l’homme qui jadis l’avait servi dans une circonstance assez critique ; mais, attaqué déjà dans sa vie, il se débattait avec cette fougue à laquelle on doit de faire, en quelques moments, ce qu’il est difficile d’exécuter en quelques mois ; il rencontrait une chose long-temps cherchée, il maniait son ébauchoir et sa glaise par des mouvements saccadés qui parurent à l’ignorante Agathe être ceux d’un maniaque. En toute autre disposition, Chaudet se fût mis à rire ; mais en entendant cette mère maudire les arts, se plaindre de la destinée qu’on imposait à son fils et demander qu’on ne le reçût plus à son atelier, il entra dans une sainte fureur.

— J’ai des obligations à défunt votre mari, je voulais m’acquitter en encourageant son fils, en veillant aux premiers pas de votre petit Joseph dans la plus grande de toutes les carrières ! s’écria-t-il. Oui, madame, apprenez, si vous ne le savez pas, qu’un grand artiste est un roi, plus qu’un roi : d’abord il est plus heureux, il est indépendant, il vit à sa guise ; puis il règne dans le monde de la fantaisie. Or, votre fils a le plus bel avenir ! des dispositions comme les siennes sont rares, elles ne se sont dévoilées de si bonne heure que chez les Giotto, les Raphaël, les Titien, les Rubens, les Murillo ; car