Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, VI.djvu/464

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
454
II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

duisit, au vu et au su de tout le pays, Lousteau jusqu’à Cosne, en compagnie de sa mère et du petit La Baudraye.

Quand, dix jours après, madame de La Baudraye eut dans son salon à La Baudraye messieurs de Clagny, Gatien et Gravier, elle trouva moyen de dire audacieusement à chacun d’eux : — Je dois à monsieur Lousteau d’avoir su que je n’étais pas aimée pour moi-même.

Et quelles belles tartines elle débita sur les hommes, sur la nature de leurs sentiments, sur le but de leur vil amour, etc. Des trois amants de Dinah, monsieur de Clagny, seul, lui dit : — je vous aime quand même !… aussi Dinah le prit-elle pour confident et lui prodigua-t-elle toutes les douceurs d’amitié que les femmes confisent pour les Gurth qui portent ainsi le collier d’un esclavage adoré.

De retour à Paris, Lousteau perdit en quelques semaines le souvenir des beaux jours passés au château d’Anzy. Voici pourquoi. Lousteau vivait de sa plume. Dans ce siècle, et surtout depuis le triomphe d’une bourgeoisie qui se garde bien d’imiter François Ier ou Louis XIV, vivre de sa plume est un travail auquel se refuseraient les forçats, ils préféreraient la mort. Vivre de sa plume, n’est-ce pas créer : créer aujourd’hui, demain, toujours… Ou avoir l’air de créer ; or le semblant coûte aussi cher que le réel ! outre son feuilleton dans un journal quotidien qui ressemblait au rocher de Sisyphe et qui tombait tous les lundis sur la barbe de sa plume, Étienne travaillait à trois ou quatre journaux littéraires. Mais, rassurez-vous ? il ne mettait aucune conscience d’artiste à ses productions. Le Sancerrois appartenait, par sa facilité, par son insouciance, si vous voulez, à ce groupe d’écrivains appelés du nom de bons enfants. En littérature, à Paris, de nos jours, la bonhomie est une démission donnée de toutes prétentions à une place quelconque. Lorsqu’il ne peut plus ou qu’il ne veut plus rien être, un écrivain se fait journaliste et bon enfant. On mène alors une vie assez agréable. Les débutants, les bas bleus, les actrices qui commencent et celles qui finissent leur carrière, auteurs et libraires caressent ou choyent ces plumes à tout faire. Lousteau, devenu viveur, n’avait plus guère que son loyer à payer en fait de dépenses. Il avait des loges à tous les théâtres. La vente des livres dont il rendait ou ne rendait pas compte soldait son gantier ; aussi disait-il à ces auteurs qui s’impriment à leurs frais : — J’ai toujours votre