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LES PARISIENS EN PROVINCE : LA MUSE DU DÉPARTEMENT.

à son amant : — Prenez garde ! et tomba morte. Cette femme était la camériste, qui, se sentant empoisonnée, espérait arriver à temps pour sauver le chirurgien. — Diable ! diable ! s’écria le capitaine Falcon, voilà ce qui s’appelle aimer ! une Espagnole est la seule femme au monde qui puisse trotter avec un monstre de poison dans le bocal. Béga resta singulièrement pensif. Pour noyer les sinistres pressentiments qui le tourmentaient, il se remit à table, et but immodérément, ainsi que ses compagnons. Tous, à moitié ivres, se couchèrent de bonne heure. Au milieu de la nuit, le pauvre Béga fut réveillé par le bruit aigu que firent les anneaux de ses rideaux violemment tirés sur les tringles. Il se mit sur son séant, en proie à la trépidation mécanique qui nous saisit au moment d’un semblable réveil. Il vit alors, debout devant lui, un Espagnol enveloppé dans son manteau, et qui lui jetait le même regard brûlant parti du buisson pendant la fête. Béga cria : — Au secours ! À moi, mes amis ! À ce cri de détresse, l’Espagnol répondit par un rire amer. — L’opium croît pour tout le monde, répondit-il. Cette espèce de sentence dite, l’inconnu montra les trois amis profondément endormis, tira de dessous son manteau un bras de femme récemment coupé, le présenta vivement à Béga en lui faisant voir un signe semblable à celui qu’il avait si imprudemment décrit : — Est-ce bien le même ? demanda-t-il. À la lueur d’une lanterne posée sur le lit, Béga reconnut le bras et répondit par sa stupeur. Sans plus amples informations, le mari de l’inconnue lui plongea son poignard dans le cœur.

— Il faut raconter cela, dit le journaliste, a des charbonniers, car il faut une foi robuste. Pourriez-vous m’expliquer qui, du mort ou de l’Espagnol, a causé ?

— Monsieur, répondit le Receveur des contributions, j’ai soigné ce pauvre Béga, qui mourut cinq jours après dans d’horribles souffrances. Ce n’est pas tout. Lors de l’expédition entreprise pour rétablir Ferdinand VII, je fus nommé à un poste en Espagne, et fort heureusement je n’allai pas plus loin qu’à Tours, car on me fit alors espérer la recette de Sancerre. La veille de mon départ, j’étais à un bal chez madame de Listomère où devaient se trouver plusieurs Espagnols de distinction. En quittant la table d’écarté, j’aperçus un Grand d’Espagne, un Afrancesado en exil, arrivé depuis quinze jours en Touraine. Il était venu fort tard à ce bal, où il apparaissait pour la première fois dans le monde, et visitait