Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, VI.djvu/422

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
412
II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

coin d’une petite rue, deux inconnus, ou plutôt deux diables, se jettent sur moi, m’entortillent la tête et les bras dans un grand manteau. Je criai, vous devez me croire, comme un chien fouetté ; mais le drap étouffait ma voix, et je fus transporté dans une voiture avec la plus rapide dextérité. Lorsque mes deux compagnons me débarrassèrent du manteau, j’entendis ces désolantes paroles prononcées par une voix de femme, en mauvais français : — Si vous criez, ou si vous faites mine de vous échapper, si vous vous permettez le moindre geste équivoque, le monsieur qui est devant vous est capable de vous poignarder sans scrupule. Tenez-vous donc tranquille. Maintenant je vais vous apprendre la cause de votre enlèvement. Si vous voulez vous donner la peine d’étendre votre main vers moi, vous trouverez entre nous deux vos instruments de chirurgie que nous avons envoyé chercher chez vous de votre part ; ils vous seront nécessaires, nous vous emmenons dans une maison pour sauver l’honneur d’une dame sur le point d’accoucher d’un enfant qu’elle veut donner à ce gentilhomme sans que son mari le sache. Quoique monsieur quitte peu madame, de laquelle il est toujours passionnément épris, qu’il surveille avec toute l’attention de la jalousie espagnole, elle a pu lui cacher sa grossesse, il la croit malade. Vous allez donc faire l’accouchement. Les dangers de l’entreprise ne vous concernent pas : seulement, obéissez-nous ; autrement, l’amant, qui est en face de vous dans la voiture, et qui ne sait pas un mot de français, vous poignarderait à la moindre imprudence — Et qui êtes-vous ? lui dis-je en cherchant la main de mon interlocutrice dont le bras était enveloppé dans la manche d’un habit d’uniforme. — Je suis la camériste de madame, sa confidente, et toute prête à vous récompenser par moi-même, si vous vous prêtez galamment aux exigences de notre situation. — Volontiers, dis-je en me voyant embarqué de force dans une aventure dangereuse. À la faveur de l’ombre, je vérifiai si la figure et les formes de cette fille étaient en harmonie avec les idées que la qualité de sa voix m’avait inspirées. Cette bonne créature s’était sans doute soumise par avance à tous les hasards de ce singulier enlèvement, car elle garda le plus complaisant silence, et la voiture n’eut pas roulé pendant plus de dix minutes dans Madrid qu’elle reçut et me rendit un baiser satisfaisant. L’amant que j’avais en vis-à-vis ne s’offensa point de quelques coups de pied dont je le gratifiai fort involontairement ; mais comme il n’enten-