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LES PARISIENS EN PROVINCE : LA MUSE DU DÉPARTEMENT.

— Oh ! je vous reconnais pour vous y avoir vu, répliqua le Parisien en gardant son sérieux. Tous les créanciers des princes y dînent. Vous savez qu’on trouve à peine dix pour cent des créances sur les plus grands seigneurs… Je ne vous donnerais pas cinq pour cent d’une créance sur le feu duc d’Orléans… et même sur… (il baissa la voix) sur Monsieur

— Vous venez m’acheter mes titres… dit le vigneron qui se crut spirituel.

— Acheter !… fit le négociateur, pour qui me prenez-vous ?… Je suis monsieur des Lupeaulx, maître des requêtes, secrétaire-général du Ministère, et je viens vous proposer une transaction.

— Laquelle ?

— Vous n’ignorez pas, monsieur, la position de votre débiteur…

— De mes débiteurs…

— Hé ! bien, monsieur, vous connaissez la situation de vos débiteurs, ils sont dans les bonnes grâces du Roi, mais ils sont sans argent, et obligés à une grande représentation… Vous n’ignorez pas les difficultés de la politique : l’aristocratie est à reconstruire, en présence d’un Tiers-État formidable. La pensée du Roi, que la France juge très-mal, est de créer dans la pairie une institution nationale, analogue à celle de l’Angleterre. Pour réaliser cette grande pensée, il nous faut des années et des millions… Noblesse oblige, le duc de Navarreins, qui, vous le savez, est Premier Gentilhomme de la Chambre, ne nie pas sa dette, mais il ne peut pas… (soyez raisonnable ? Jugez la politique ? Nous sortons de l’abîme des révolutions. Vous êtes noble aussi !) donc il ne peut pas vous payer…

— Monsieur…

— Vous êtes vif, dit des Lupeaulx, écoutez ?… il ne peut pas vous payer en argent ; hé ! bien, en homme d’esprit que vous êtes, payez-vous en faveurs… royales ou ministérielles.

— Quoi, mon père aura donné en 1793, cent mille…

— Mon cher monsieur ne récriminez pas ! Écoutez une proposition d’arithmétique politique : La recette de Sancerre est vacante, un ancien payeur général des armées y a droit, mais il n’a pas de chances ; vous avez des chances et vous n’y avez aucun droit ; vous obtiendrez la recette. Vous exercerez pendant un trimestre, vous donnerez votre démission et monsieur Gravier vous donnera vingt mille francs. De plus, vous serez décoré de l’Ordre Royal de la Légion d’Honneur.