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joueurs, leur jetait un regard assez semblable au regard automatique des Grecs et des Turcs exposés sur le boulevard du Temple à Paris, et leur disait : — Allez-vous-en ! À certaines époques, cet homme recouvrait son ancien esprit, et donnait alors à sa femme d’excellents conseils pour la vente de ses vins ; mais alors il devenait extrêmement tourmentant, il volait dans les armoires des friandises et les dévorait en cachette. Quelquefois, quand les habitués de la maison entraient, il répondait à leurs demandes avec civilité, mais le plus souvent il leur disait les choses les plus incohérentes. Ainsi, à une dame qui lui demandait : — Comment vous sentez-vous aujourd’hui, monsieur Margaritis ? — Je me suis fait la barbe, et vous ?… lui répondait-il. — Êtes-vous mieux, monsieur ? lui demandait une autre. — Jérusalem ! Jérusalem ! répondait-il. Mais la plupart du temps il regardait ses hôtes d’un air stupide, sans mot dire, et sa femme leur disait alors : — Le bonhomme n’entend rien aujourd’hui. Deux ou trois fois en cinq ans, il lui arriva toujours, vers l’équinoxe, de se mettre en fureur à cette observation, de tirer son couteau et de crier : — Cette garce me déshonore. D’ailleurs, il buvait, mangeait, se promenait comme eût fait un homme en parfaite santé. Aussi chacun avait-il fini par ne pas lui accorder plus de respect ni d’attention que l’on n’en a pour un gros meuble. Parmi toutes ses bizarreries, il y en avait une dont personne n’avait pu découvrir le sens ; car, à la longue, les esprits forts du pays avaient fini par commenter et expliquer les actes les plus déraisonnables de ce fou. Il voulait toujours avoir un sac de farine au logis, et garder deux pièces de vin de sa récolte, sans permettre qu’on touchât à la farine ni au vin. Mais quand venait le mois de juin, il s’inquiétait de la vente du sac et des deux pièces de vin avec toute la sollicitude d’un fou. Presque toujours madame Margaritis lui disait alors avoir vendu les deux poinçons à un prix exorbitant, et lui en remettait l’argent qu’il cachait, sans que ni sa femme, ni sa servante eussent pu, même en le guettant, découvrir où était la cachette.

La veille du jour où Gaudissart vint à Vouvray, madame Margaritis éprouva plus de peine que jamais à tromper son mari dont la raison semblait revenue.

— Je ne sais en vérité comment se passera pour moi la journée de demain, avait-elle dit à madame Vernier. Figurez-vous que le bonhomme a voulu voir ses deux pièces de vin. Il m’a si bien fait