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— J’ai cinq sous par abonnement.

— Joli ! Et c’est avec cinq sous que tu prétends me faire riche ! à moins que tu ne soyes comme le juif errant et que tu n’aies tes poches bien cousues.

— Mais, Jenny, je ferai des milliers d’enfants. Songe donc que les enfants n’ont jamais eu de journal. D’ailleurs je suis bien bête de vouloir t’expliquer la politique des affaires ; tu ne comprends rien à ces choses-là.

— Eh ! bien, dis donc, dis donc, Gaudissart, si je suis si bête, pourquoi m’aimes-tu ?

— Parce que tu es une bête… sublime ! Écoute, Jenny. Vois-tu, si je fais prendre le Globe, le Mouvement, les Assurances et mes articles Paris, au lieu de gagner huit à dix misérables mille francs par an en roulant ma bosse, comme un vrai Mayeux, je suis capable de rapporter vingt à trente mille francs maintenant par voyage.

— Délace-moi, Gaudissart, et va droit, ne me tire pas.

— Alors, dit le Voyageur en regardant le dos poli de la fleuriste, je deviens actionnaire dans les journaux, comme Finot, un de mes amis, le fils d’un chapelier, qui a maintenant trente mille livres de rente, et qui va se faire nommer pair de France ! Quand on pense que le petit Popinot… Ah ! mon Dieu, mais j’oublie de dire que monsieur Popinot est nommé d’hier ministre du Commerce… Pourquoi n’aurais-je pas de l’ambition, moi ? Hé ! hé ! j’attraperais parfaitement le bagoult de la tribune et pourrais devenir ministre, et un crâne ! Tiens, écoute-moi :

« Messieurs, dit-il en se posant derrière un fauteuil, la Presse n’est ni un instrument ni un commerce. Vue sous le rapport politique, la Presse est une institution. Or nous sommes furieusement tenus ici de voir politiquement les choses, donc… (Il reprit haleine.) — Donc nous avons à examiner si elle est utile ou nuisible, à encourager ou à réprimer, si elle doit être imposée ou libre : questions graves ! Je ne crois pas abuser des moments, toujours si précieux de la Chambre, en examinant cet article et en vous en faisant apercevoir les conditions. Nous marchons à un abîme. Certes, les lois ne sont pas feutrées comme il le faut… »

— Hein ? dit-il en regardant Jenny. Tous les orateurs font marcher la France vers un abîme ; ils disent cela ou parlent du char de l’État, de tempêtes et d’horizons politiques. Est-ce que je