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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

également perdu son père. Elle servit donc son maître avec toute l’affection que devait avoir une orpheline heureuse de se faire une famille et de trouver un intérêt dans la vie.

Cette époque fut le paradis pour le pauvre Jean-Jacques, qui prit les douces habitudes d’une vie animale embellie par une espèce de régularité monastique. Il dormait la grasse matinée. Flore qui, dès le matin, allait à la provision ou faisait le ménage, éveillait son maître de façon à ce qu’il trouvât le déjeuner prêt quand il avait fini sa toilette. Après le déjeuner, sur les onze heures, Jean-Jacques se promenait, causait avec ceux qui le rencontraient, et revenait à trois heures pour lire les journaux, celui du Département et un journal de Paris qu’il recevait trois jours après leur publication, gras des trente mains par lesquelles ils avaient passé, salis par les nez à tabac qui s’y étaient oubliés, brunis par toutes les tables sur lesquelles ils avaient traîné. Le célibataire atteignait ainsi l’heure de son dîner, et il y employait le plus de temps possible. Flore lui racontait les histoires de la ville, les caquetages qui couraient et qu’elle avait récoltés. Vers huit heures les lumières s’éteignaient. Aller au lit de bonne heure est une économie de chandelle et de feu très-pratiquée en province, mais qui contribue à l’hébétement des gens par les abus du lit. Trop de sommeil alourdit et encrasse l’intelligence.

Telle fut la vie de ces deux êtres pendant neuf ans, vie à la fois pleine et vide, où les grands événements furent quelques voyages à Bourges, à Vierzon, à Châteauroux ou plus loin quand ni les notaires de ces villes ni monsieur Héron n’avaient de placements hypothécaires. Rouget prêtait son argent à cinq pour cent par première hypothèque, avec subrogation dans les droits de la femme quand le prêteur était marié. Jamais il ne donnait plus du tiers de la valeur réelle des biens, et il se faisait faire des billets à son ordre qui représentaient un supplément d’intérêt de deux et demi pour cent échelonnés pendant la durée du prêt. Telles étaient les lois que son père lui avait dit de toujours observer. L’usure, ce rémora mis sur l’ambition des paysans, dévore les campagnes. Ce taux de sept et demi pour cent paraissait donc si raisonnable, que Jean-Jacques Rouget choisissait les affaires ; car les notaires, qui se faisaient allouer de belles commissions par les gens auxquels ils procuraient de l’argent à si bon compte, prévenaient le vieux garçon.

Durant ces neuf années, Flore prit à la longue, insensiblement et sans le vouloir, un empire absolu sur son maître. Elle traita d’a-