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pantalon gris de fer, décousu. Enfin, sur la poitrine, un gilet de laine tricotée, bruni par l’usage, qui débordait les manches, qui passait au-dessus du pantalon, se voyait partout et tenait sans doute lieu de linge. Philippe portait un garde-vue en taffetas vert et en fil d’archal. Sa tête presque chauve, son teint, sa figure hâve disaient assez qu’il sortait du terrible hôpital du Midi. Sa redingote bleue, blanchie aux lisières, était toujours décorée de la rosette. Aussi les passants regardaient-ils ce brave, sans doute une victime du gouvernement, avec une curiosité mêlée de pitié ; car la rosette inquiétait le regard et jetait l’ultra le plus féroce en des doutes honorables pour la Légion-d’Honneur. En ce temps, quoiqu’on eût essayé de déconsidérer cet Ordre par des promotions sans frein, il n’y avait pas en France cinquante-trois mille personnes décorées. Agathe sentit tressaillir son être intérieur. S’il lui était impossible d’aimer ce fils, elle pouvait encore beaucoup souffrir par lui. Atteinte par un dernier rayon de maternité, elle pleura quand elle vit faire au brillant officier d’ordonnance de l’Empereur le geste d’entrer dans un débit de tabac pour y acheter un cigare, et s’arrêter sur le seuil : il avait fouillé dans sa poche et n’y trouvait rien. Agathe traversa rapidement le quai, prit sa bourse, la mit dans la main de Philippe, et se sauva comme si elle venait de commettre un crime. Elle resta deux jours sans pouvoir rien prendre : elle avait toujours devant les yeux l’horrible figure de son fils mourant de faim dans Paris.

— Après avoir épuisé l’argent de ma bourse, qui lui en donnera ? pensait-elle. Giroudeau ne nous trompait pas : Philippe sort de l’hôpital.

Elle ne voyait plus l’assassin de sa pauvre tante, le fléau de la famille, le voleur domestique, le joueur, le buveur, le débauché de bas étage ; elle voyait un convalescent mourant de faim, un fumeur sans tabac. Elle devint, à quarante-sept ans, comme une femme de soixante-dix ans. Ses yeux se ternirent alors dans les larmes et la prière. Mais ce ne fut pas le dernier coup que ce fils devait lui porter, et sa prévision la plus horrible fut réalisée. On découvrit alors une conspiration d’officiers au sein de l’armée, et l’on cria par les rues l’extrait du Moniteur qui contenait des détails sur les arrestations.

Agathe entendit du fond de sa cage, dans le bureau de loterie de la rue Vivienne, le nom de Philippe Bridau. Elle s’évanouit, et