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et vous livrer idéalement tous les bonheurs de la civilisation ? Le tabac, impôt mille fois plus immoral que le jeu, détruit le corps, attaque l’intelligence, il hébète une nation ; tandis que la loterie ne causait pas le moindre malheur de ce genre. Cette passion était d’ailleurs forcée de se régler et par la distance qui séparait les tirages, et par la roue que chaque joueur affectionnait. La Descoings ne mettait que sur la roue de Paris. Dans l’espoir de voir triompher ce terne nourri depuis vingt ans, elle s’était soumise à d’énormes privations pour pouvoir faire en toute liberté sa mise du dernier tirage de l’année. Quand elle avait des rêves cabalistiques, car tous les rêves ne correspondaient point aux nombres de la loterie, elle allait les raconter à Joseph, car il était le seul être qui l’écoutât, non-seulement sans la gronder, mais en lui disant de ces douces paroles par lesquelles les artistes consolent les folies de l’esprit. Tous les grands talents respectent et comprennent les passions vraies, ils se les expliquent et en retrouvent les racines dans le cœur ou dans la tête. Selon Joseph, son frère aimait le tabac et les liqueurs, sa vieille maman Descoings aimait les ternes, sa mère aimait Dieu, Desroches fils aimait les procès, Desroches père aimait la pêche à la ligne, tout le monde, disait-il, aimait quelque chose. Il aimait, lui, le beau idéal en tout ; il aimait la poésie de Byron, la peinture de Géricault, la musique de Rossini, les romans de Walter Scott. — Chacun son goût, maman, s’écria-t-il. Seulement votre terne lanterne beaucoup.

— Il sortira, tu seras riche, et mon petit Bixiou aussi !

— Donnez tout à votre petit-fils, s’écriait Joseph. Au surplus, faites comme vous voudrez !

— Hé ! s’il sort, j’en aurais assez pour tout le monde. Toi, d’abord, tu auras un bel atelier, tu ne te priveras pas d’aller aux Italiens pour payer tes modèles et ton marchand de couleurs. Sais-tu, mon enfant, lui dit-elle, que tu ne me fais pas jouer un beau rôle dans ce tableau-là ?

Par économie, Joseph avait fait poser la Descoings dans son magnifique tableau d’une jeune courtisane amenée par une vieille femme chez un sénateur vénitien. Ce tableau, un des chefs-d’œuvre de la peinture moderne, pris par Gros lui-même pour un Titien, prépara merveilleusement les jeunes artistes à reconnaître et à proclamer la supériorité de Joseph au salon de 1823.

— Ceux qui vous connaissent savent bien qui vous êtes, lui ré-