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elle vécut dès lors en des transes perpétuelles, mêlées de satisfactions quand elle voyait ses sinistres appréhensions trompées.

Lorsque les hommes doués du courage physique mais lâches et ignobles au moral, comme l’était Philippe, ont vu la nature des choses reprenant son cours autour d’eux après une catastrophe où leur moralité s’est à peu près perdue, cette complaisance de la famille ou des amitiés est pour eux une prime d’encouragement. Ils comptent sur l’impunité : leur esprit faussé, leurs passions satisfaites les portent à étudier comment ils ont réussi à tourner les lois sociales, et ils deviennent alors horriblement adroits. Quinze jours après, Philippe, redevenu l’homme oisif, ennuyé, reprit donc fatalement sa vie de café, ses stations embellies de petits verres, ses longues parties de billard au punch, sa séance de nuit au jeu où il risquait à propos une faible mise, et réalisait un petit gain qui suffisait à l’entretien de son désordre. En apparence économe, pour mieux tromper sa mère et la Descoings, il portait un chapeau presque crasseux, pelé sur le tour et aux bords, des bottes rapiécées, une redingote râpée où brillait à peine sa rosette rouge, brunie par un long séjour à la boutonnière et salie par des gouttes de liqueur ou de café. Ses gants verdâtres en peau de daim lui duraient long-temps. Enfin il n’abandonnait son col de satin qu’au moment où il ressemblait à de la bourre. Mariette fut le seul amour de ce garçon ; aussi la trahison de cette danseuse lui endurcit-elle beaucoup le cœur. Quand par hasard il réalisait des gains inespérés, ou s’il soupait avec son vieux camarade Giroudeau, Philippe s’adressait à la Vénus des carrefours par une sorte de dédain brutal pour le sexe entier. Régulier d’ailleurs, il déjeunait, dînait au logis, et rentrait toutes les nuits vers une heure. Trois mois de cette vie horrible rendirent quelque confiance à la pauvre Agathe. Quant à Joseph, qui travaillait au tableau magnifique auquel il dut sa réputation, il vivait dans son atelier. Sur la foi de son petit-fils, la Descoings, qui croyait à la gloire de Joseph, prodiguait au peintre des soins maternels ; elle lui portait à déjeuner le matin, elle faisait ses courses, elle lui nettoyait ses bottes. Le peintre ne se montrait guère qu’au dîner, et ses soirées appartenaient à ses amis du Cénacle. Il lisait d’ailleurs beaucoup, il se donnait cette profonde et sérieuse instruction que l’on ne tient que de soi-même, et à laquelle tous les gens de talent se sont livrés entre vingt et trente ans. Agathe, voyant peu Joseph, et sans in-