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où il consommait deux petits verres d’eau-de-vie en lisant les journaux, occupation qui le menait jusqu’à midi ; vers cette heure, il cheminait par la rue Vivienne et se rendait au café Minerve où se brassait alors la politique libérale et où il jouait au billard avec d’anciens officiers. Tout en gagnant ou perdant, Philippe avalait toujours trois ou quatre petits verres de diverses liqueurs, et fumait dix cigares de la régie en allant, revenant et flânant par les rues. Après avoir fumé quelques pipes le soir à l’Estaminet Hollandais, il montait au jeu vers dix heures, le garçon de salle lui donnait une carte et une épingle ; il s’enquérait auprès de quelques joueurs émérites de l’état de la Rouge et de la Noire, et jouait dix francs au moment le plus opportun, sans jouer jamais plus de trois coups, perte ou gain. Quand il avait gagné, ce qui arrivait presque toujours, il consommait un bol de punch et regagnait sa mansarde ; mais il parlait alors d’assommer les Ultras, les Gardes-du-corps, et chantait dans les escaliers : Veillons au salut de l’Empire ! Sa pauvre mère, en l’entendant, disait : — Il est gai ce soir, Philippe ; et elle montait l’embrasser, sans se plaindre des odeurs fétides du punch, des petits verres et du tabac.

— Tu dois être contente de moi, ma chère mère ? lui dit-il vers la fin de janvier, je mène la vie la plus régulière du monde.

Philippe avait dîné cinq fois au restaurant avec d’anciens camarades. Ces vieux soldats s’étaient communiqué l’état de leurs affaires en parlant des espérances que donnait la construction d’un bateau sous-marin pour la délivrance de l’Empereur. Parmi ses anciens camarades retrouvés, Philippe affectionna particulièrement un vieux capitaine des Dragons de la Garde, nommé Giroudeau, dans la compagnie duquel il avait débuté. Cet ancien dragon fut cause que Philippe compléta ce que Rabelais appelait l’équipage du diable, en ajoutant au petit verre, au cigare et au jeu, une quatrième roue. Un soir, au commencement de février, Giroudeau emmena Philippe, après dîner, à la Gaîté, dans une loge donnée à un petit journal de théâtre appartenant à son neveu Finot, où il tenait la caisse, les écritures, pour lequel il faisait et vérifiait les bandes. Vêtus, selon la mode des officiers bonapartistes appartenant à l’opposition constitutionnelle, d’une ample redingote à collet carré, boutonnée jusqu’au menton, tombant sur les talons et décorée de la rosette, armés d’un jonc à pomme plombée qu’ils tenaient par un cordon de cuir tressé, les deux anciens troupiers s’étaient, pour employer une de leurs