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qu’il ira loin. Vous seule avez pu lui trier sur le volet une femme au moment où il faut la consoler.

— Mais, dit madame de Beauséant, il faut savoir si elle aime encore celui qui l’abandonne.

L’étudiant revint à pied du Théâtre-Italien à la rue Neuve-Sainte-Geneviève, en faisant les plus doux projets. Il avait bien remarqué l’attention avec laquelle madame de Restaud l’avait examiné, soit dans la loge de la vicomtesse, soit dans celle de madame de Nucingen, et il présuma que la porte de la comtesse ne lui serait plus fermée. Ainsi déjà quatre relations majeures, car il comptait bien plaire à la maréchale, allaient lui être acquises au cœur de la haute société parisienne. Sans trop s’expliquer les moyens, il devinait par avance que, dans le jeu compliqué des intérêts de ce monde, il devait s’accrocher à un rouage pour se trouver en haut de la machine, et il se sentait la force d’en enrayer la roue. « Si madame de Nucingen s’intéresse à moi, je lui apprendrai à gouverner son mari. Ce mari fait des affaires d’or, il pourra m’aider à ramasser tout d’un coup une fortune. » Il ne se disait pas cela crûment, il n’était pas encore assez politique pour chiffrer une situation, l’apprécier et la calculer ; ces idées flottaient à l’horizon sous la forme de légers nuages, et, quoiqu’elles n’eussent pas l’âpreté de celles de Vautrin, si elles avaient été soumises au creuset de la conscience, elles n’auraient rien donné de bien pur. Les hommes arrivent, par une suite de transactions de ce genre, à cette morale relâchée que professe l’époque actuelle, où se rencontrent plus rarement que dans aucun temps ces hommes rectangulaires, ces belles volontés qui ne se plient jamais au mal, à qui la moindre déviation de la ligne droite semble être un crime : magnifiques images de la probité qui nous ont valu deux chefs-d’œuvre, Alceste de Molière, puis récemment Jenny Deans et son père, dans l’œuvre de Walter Scott. Peut être l’œuvre opposée, la peinture des sinuosité dans lesquelles un homme du monde, un ambitieux fait rouler sa conscience, en essayant de côtoyer le mal, afin d’arriver à son but en gardant les apparences, ne serait-elle ni moins belle, ni moins dramatique. En atteignant au seuil de sa pension, Rastignac s’était épris de madame de Nucingen, elle lui avait paru svelte, fine comme une hirondelle. L’enivrante douceur de ses yeux, le tissu délicat et soyeux de sa peau sous laquelle il avait cru voir couler le sang, le son enchanteur de sa voix, ses blonds cheveux, il se