Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/378

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sions n’avaient laissé que leurs cordes et leur mécanisme. Les enseignements que la colère d’une femme abandonnée avait arrachés à madame de Beauséant, ses offress captieuses revinrent dans sa mémoire, et la misère les commenta. Rastignac résolut d’ouvrir deux tranchées parallèles pour arriver à la fortune, de s’appuyer sur la science et sur l’amour, d’être un savant docteur et un homme à la mode. Il était encore bien enfant ! Ces deux lignes sont des asymptotes qui ne peuvent jamais se rejoindre.

— Vous êtes bien sombre, monsieur le marquis, lui dit Vautrin, qui lui jeta un de ces regards par lesquels cet homme semblait s’initier aux secrets les plus cachés du cœur.

— Je ne suis pas disposé à souffrir les plaisanteries de ceux qui m’appellent monsieur le marquis, répondit-il. Ici, pour être vraiment marquis, il faut avoir cent mille livres de rente, et quand on vit dans la Maison Vauquer on n’est pas précisément le favori de la Fortune.

Vautrin regarda Rastignac d’un air paternel et méprisant, comme s’il eût dit : Marmot ! dont je ne ferais qu’une bouchée ! Puis il répondit : — Vous êtes de mauvaise humeur, parce que vous n’avez peut-être pas réussi auprès de la belle comtesse de Restaud.

— Elle m’a fermé sa porte pour lui avoir dit que son père mangeait à notre table, s’écria Rastignac.

Tous les convives s’entre-regardèrent. Le père Goriot baissa les yeux, et se retourna pour les essuyer.

— Vous m’avez jeté du tabac dans l’œil, dit-il à son voisin.

— Qui vexera le père Goriot s’attaquera désormais à moi, répondit Eugène en regardant le voisin de l’ancien vermicellier ; il vaut mieux que nous tous. Je ne parle pas des dames, dit il en se retournant vers mademoiselle Taillefer.

Cette phrase fut un dénoûment, Eugène l’avait prononcée d’un air qui imposa silence aux convives. Vautrin seul lui dit en goguenardant : — Pour prendre le père Goriot à votre compte, et vous établir son éditeur responsable, il faut savoir bien tenir une épée et bien tirer le pistolet.

— Ainsi ferai-je, dit Eugène.

— Vous êtes donc entré en campagne aujourd’hui ?

— Peut-être, répondit Rastignac. Mais je ne dois compte de mes affaires à personne, attendu que je ne cherche pas à deviner celles que les autres font la nuit.