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sur la lettre du poëte. Au comble de l’inquiétude depuis quinze jours et blessée du silence de Melchior, la duchesse, qui avait dicté la lettre de Philoxène au cousin, venait de prendre des renseignements exacts sur la fortune du colonel Mignon, après la lecture de la réponse du clerc, un peu trop décisive pour un amour-propre quinquagénaire. En se voyant trahie, abandonnée pour des millions, Éléonore était en proie à un paroxysme de rage, de haine et de méchanceté froide. Philoxène frappa pour entrer dans la somptueuse chambre de sa maîtresse, elle la trouva les yeux pleins de larmes et resta stupéfaite de ce phénomène sans précédent depuis quinze ans qu’elle la servait.

— On expie le bonheur de dix ans en dix minutes ! s’écriait la duchesse.

— Une lettre du Havre, madame.

Éléonore lut la prose de Canalis sans s’apercevoir de la présence de Philoxène dont l’étonnement s’accrut en voyant renaître la sérénité sur le visage de la duchesse, à mesure qu’elle avançait dans la lecture de la lettre. Tendez à un homme qui se noie une perche grosse comme une canne, il y voit une route royale de première classe ; aussi l’heureuse Éléonore croyait-elle à la bonne foi de Canalis en lisant ces quatre pages où l’amour et les affaires, le mensonge et la vérité se coudoyaient. Elle, qui, le banquier sorti, venait de faire mander son mari pour empêcher la nomination de Melchior, s’il en était encore temps, fut prise d’un sentiment généreux qui monta jusqu’au sublime.

— Pauvre garçon ! pensa-t-elle, il n’a pas eu la moindre pensée mauvaise ! il m’aime comme au premier jour, il me dit tout. ─ Philoxène ! dit-elle en voyant sa première femme de chambre debout et ayant l’air de ranger la toilette.

— Madame la duchesse ?

— Mon miroir, mon enfant ?

Éléonore se regarda, vit les lignes de rasoir tracées sur son front et qui disparaissaient à distance, elle soupira, car elle croyait par ce soupir dire adieu à l’amour. Elle conçut alors une pensée virile en dehors des petitesses de la femme, une pensée qui grise pour quelques moments, et dont l’enivrement peut expliquer la clémence de la Sémiramis du Nord quand elle maria sa jeune et belle rivale à Momonoff.

— Puisqu’il n’a pas failli, je veux lui faire avoir les millions et