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ne réveillera jamais, ces êtres, privilégiés sans le savoir, vivent en eux-mêmes comme vivait Butscha, quand ils n’ont pas usé leurs forces, si magnifiquement concentrées, dans la lutte qu’ils ont soutenue à l’encontre des obstacles pour rester vivants. Ainsi s’expliquent ces superstitions, ces traditions populaires auxquelles on doit les gnomes, les nains effrayants, les fées difformes, toute cette race de bouteilles, a dit Rabelais, contenant élixirs et baumes rares.

Donc, Butscha devina presque Modeste. Et, dans sa curiosité d’amant sans espoir, de serviteur toujours prêt à mourir, comme ces soldats qui, seuls et abandonnés, criaient dans les neiges de la Russie : Vive l’Empereur ! il médita de surprendre pour lui seul le secret de Modeste. Il suivit d’un air profondément soucieux ses patrons quand ils allèrent au Chalet, car il s’agissait de dérober à tous ces yeux attentifs, à toutes ces oreilles tendues, le piége où il prendrait la jeune fille. Ce devait être un regard échangé, quelque tressaillement surpris, comme lorsqu’un chirurgien met le doigt sur une douleur cachée. Ce soir-là, Gobenheim ne vint pas, Butscha fut le partenaire de monsieur Dumay contre monsieur et madame Latournelle.

Pendant le moment où Modeste s’absenta, vers neuf heures, afin d’aller préparer le coucher de sa mère, madame Mignon et ses amis purent causer à cœur ouvert ; mais le pauvre clerc, abattu par la conviction qui l’avait gagnée, lui aussi, parut étranger à ces débats autant que la veille l’avait été Gobenheim.

— Eh bien ! qu’as-tu donc, Butscha ? s’écria madame Latournelle étonnée. On dirait que tu as perdu tous tes parents…

Une larme jaillit des yeux de l’enfant abandonné par un matelot suédois, et dont la mère était morte de chagrin à l’hôpital.

— Je n’ai que vous au monde, répondit-il d’une voix troublée, et votre compassion est trop religieuse, pour que je la perde jamais, car jamais je ne démériterai vos bontés.

Cette réponse fit vibrer une corde également sensible chez les témoins de cette scène, celle de la délicatesse.

— Nous vous aimons tous, monsieur Butscha, dit madame Mignon d’une voix émue.

— J’ai six cent mille francs à moi ! dit le brave Dumay, tu seras notaire au Havre et successeur de Latournelle.

L’Américaine, elle, avait pris et serré la main au pauvre bossu.

— Vous avez six cent mille francs !… s’écria Latournelle, qui