Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/203

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chands chinois. J’allais de l’Asie-Mineure, où je me procurais l’opium à bas prix, à Canton où je livrais mes quantités aux compagnies qui en font le commerce. Ma dernière expédition a eu lieu dans les îles de la Malaisie, où j’ai pu échanger le produit de l’opium contre mon indigo, première qualité. Aussi peut-être aurai-je cinq à six cent mille francs de plus, car je ne compte mon indigo que ce qu’il me coûte.

» Je me suis toujours bien porté, pas la moindre maladie. Voilà ce que c’est que de travailler pour ses enfants ! Dès la seconde année, j’ai pu avoir à moi le Mignon, joli brick de sept cents tonneaux, construit en bois de teck, doublé, chevillé en cuivre, et dont les emménagements ont été faits pour moi. C’est encore une valeur. La vie du marin, l’activité voulue pour mon commerce, mes travaux pour devenir une espèce de capitaine au long cours, m’ont entretenu dans un excellent état de santé. Te parler de tout ceci, n’est-ce pas te parler de mes deux filles et de ma chère femme ! J’espère qu’en me sachant ruiné le misérable qui m’a privé de ma Bettina l’aura laissée, et que la brebis égarée sera revenue au cottage. Ne faudra-t-il pas quelque chose de plus dans la dot de celle-là ! Mes trois femmes et mon Dumay, tous quatre vous avez été présents à ma pensée pendant ces trois années. Tu es riche, Dumay. Ta part, en dehors de ma fortune, se monte à cinq cent soixante mille francs, que je t’envoie en un mandat, qui ne sera payé qu’à toi-même par la maison Mongenod, qu’on a prévenue de New-York. Encore quelques mois, et je vous reverrai tous, je l’espère, bien portants.

» Maintenant mon cher Dumay, si je t’écris à toi seulement, c’est que je désire garder le secret sur ma fortune, et que je veux te laisser le soin de préparer mes anges à la joie de mon retour. J’ai assez du commerce, et je veux quitter le Havre. Le choix de mes gendres m’importe beaucoup. Mon intention est de racheter la terre et le château de La Bastie, de constituer un majorat de cent mille francs de rente au moins, et de demander au roi la faveur de faire succéder l’un de mes gendres à mon nom et à mon titre. Or, tu sais, mon pauvre Dumay, le malheur que nous avons dû au fatal éclat que répand l’opulence. J’y ai perdu l’honneur d’une de mes filles. J’ai ramené à Java le plus malheureux des pères, un pauvre négociant hollandais, riche de neuf millions, à qui ses deux filles furent enlevées par des misérables, et nous avons