Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/188

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nous-mêmes par le témoignage de la vie vulgaire ? L’homme est double. Il y a la vie invisible, celle du cœur à laquelle des lettres peuvent suffire, et la vie mécanique à laquelle on attache, hélas ! plus d’importance qu’on ne le croit à votre âge. Ces deux existences doivent concorder à l’idéal que vous caressez ; ce qui, soit dit en passant, est très rare. L’hommage pur, spontané, désintéressé, d’une âme solitaire, à la fois instruite et chaste, est une de ces fleurs célestes dont les couleurs et le parfum consolent de tous les chagrins, de toutes les blessures, de toutes les trahisons que comporte à Paris la vie littéraire, et je vous remercie par un élan semblable au vôtre ; mais, après ce poétique échange de mes douleurs contre les perles de votre aumône, que pouvez-vous attendre ? Je n’ai ni le génie, ni la magnifique position de lord Byron ; je n’ai pas surtout l’auréole de sa damnation postiche et de son faux malheur social ; mais qu’eussiez-vous espéré de lui dans une circonstance pareille ? Son amitié, n’est-ce pas ? Eh bien, lui qui devait n’avoir que de l’orgueil était dévoré de vanités blessantes et maladives qui décourageaient l’amitié. Moi, mille fois plus petit que lui, ne puis-je avoir des dissonances de caractère qui rendent la vie déplaisante, et qui font de l’amitié le fardeau le plus difficile ?… En échange de vos rêveries, que recevriez-vous ? les ennuis d’une vie qui ne serait pas entièrement la vôtre. Ce contrat est insensé. Voici pourquoi.

» Tenez, votre poëme projeté n’est qu’un plagiat. Une jeune fille de l’Allemagne, qui n’était pas, comme vous, une demi-Allemande, mais une Allemande tout entière, a, dans l’ivresse de ses vingt ans, adoré Gœthe ; elle en a fait son ami, sa religion, son dieu ! tout en le sachant marié. Madame Gœthe, en bonne allemande, en femme de poëte, s’est prêtée à ce culte par une complaisance très narquoise, et qui n’a pas guéri Bettina ! Mais qu’est-il arrivé ? Cette extatique a fini par épouser un Allemand. Entre nous, avouons qu’une jeune fille qui se serait faite la servante du génie, qui se serait égalée à lui par la compréhension, qui l’eût pieusement adoré jusqu’à sa mort, comme fait une de ces divines figures tracées par les peintres dans les volets de leurs chapelles mystiques, et qui, lorsque l’Allemagne perdra Gœthe, se serait retirée en quelque solitude pour ne plus voir personne, comme fit l’amie de lord Bolingbroke, avouons que cette jeune fille se serait incrustée dans la gloire du poëte comme Marie Magdeleine l’est à jamais dans le