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per la sienne. Ce faux terroriste disparut au Neuf Thermidor et fut alors inscrit sur la liste des émigrés. Le comté de la Bastie fut vendu. Le château déshonoré vit ses tours en poivrière rasées. Enfin le citoyen Mignon, découvert à Orange, fut massacré, lui, sa femme et ses enfants, à l’exception de Charles Mignon qu’il avait envoyé lui chercher un asile dans les Hautes-Alpes. Saisi par ces affreuses nouvelles, Charles attendit, dans une vallée du mont Genèvre, des temps moins orageux. Il vécut là jusqu’en 1799 de quelques louis que son père lui mit dans la main, à son départ. Enfin, à vingt-trois ans, sans autre fortune que sa belle prestance, que cette beauté méridionale qui, complète, arrive au sublime, et dont le type est l’Antinoüs, l’illustre favori d’Adrien, Charles résolut de hasarder sur le tapis rouge de la Guerre son audace provençale qu’il prit, à l’exemple de tant d’autres, pour une vocation. En allant au dépôt de l’armée, à Nice, il rencontra le Breton. Devenus camarades et par la similitude de leurs destinées et par le contraste de leurs caractères, ces deux fantassins burent à la même tasse, en plein torrent, cassèrent en deux le même morceau de biscuit, et se trouvèrent sergents à la paix qui suivit la bataille de Marengo.

Quand la guerre recommença, Charles Mignon obtint de passer dans la cavalerie et perdit alors de vue son camarade. Le dernier des Mignon de la Bastie était, en 1812, officier de la Légion-d’Honneur et major d’un régiment de cavalerie, espérant être renommé comte de la Bastie et fait colonel par l’Empereur. Pris par les Russes, il fut envoyé, comme tant d’autres, en Sibérie. Il fit le voyage avec un pauvre lieutenant dans lequel il reconnut Anne Dumay, non décoré, brave, mais malheureux comme un million de pousse-cailloux à épaulettes de laine, le canevas d’hommes sur lequel Napoléon a peint le tableau de l’Empire. En Sibérie, le lieutenant-colonel apprit, pour tuer le temps, le calcul et la calligraphie au Breton, dont l’éducation avait paru inutile au père Scévola. Charles trouva dans son premier compagnon de route un de ces cœurs si rares où il put verser tous ses chagrins en racontant ses félicités.

Le fils de la Provence avait fini par rencontrer le hasard qui cherche tous les jolis garçons. En 1804, à Francfort-sur-Mein, il fut adoré par Bettina Wallenrod, fille unique d’un banquier, et il l’avait épousée avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elle était riche, une des beautés de la ville, et qu’il se voyait alors seulement lieutenant, sans autre fortune que l’avenir excessivement problématique des