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la bergère antique où, dès le matin, elle s’asseyait dans l’embrasure de la seule fenêtre qui éclairât sa chambre. Elle ne voyait sa fille que pendant le peu d’instants employés par son triste repas, et encore paraissait-elle la souffrir avec peine. Ne fallait-il pas des douleurs inouïes pour faire taire, chez une jeune femme, le sentiment maternel ? Aucun de ses gens n’avait accès auprès d’elle. Sa femme de chambre était la seule personne dont les services lui plaisaient. Elle exigea un silence absolu dans le château, sa fille dut aller jouer loin d’elle. Il lui était si difficile de supporter le moindre bruit que toute voix humaine, même celle de son enfant, l’affectait désagréablement. Les gens du pays s’occupèrent beaucoup de ces singularités ; puis, quand toutes les suppositions possibles furent faites, ni les petites villes environnantes, ni les paysans ne songèrent plus à cette femme malade.

La marquise, laissée à elle-même, put donc rester parfaitement silencieuse au milieu du silence qu’elle avait établi autour d’elle, et n’eut aucune occasion de quitter la chambre tendue de tapisseries où mourut sa grand’mère, et où elle était venue pour y mourir doucement, sans témoins, sans importunités, sans subir les fausses démonstrations des égoïsmes fardés d’affection qui, dans les villes, donnent aux mourants une double agonie. Cette femme avait vingt six ans. À cet âge, une âme encore pleine de poétiques illusions aime à savourer la mort, quand elle lui semble bienfaisante. Mais la mort a de la coquetterie pour les jeunes gens ; pour eux, elle s’avance et se retire, se montre et se cache ; sa lenteur les désenchante d’elle, et l’incertitude que leur cause son lendemain finit par les rejeter dans le monde où ils rencontreront la douleur, qui, plus impitoyable que ne l’est la mort, les frappera sans se laisser attendre. Or, cette femme qui se refusait à vivre allait éprouver l’amertume de ces retardements au fond de sa solitude, et y faire, dans une agonie morale que la mort ne terminerait pas, un terrible apprentissage d’égoïsme qui devait lui déflorer le cœur et le façonner au monde.

Ce cruel et triste enseignement est toujours le fruit de nos premières douleurs. La marquise souffrait véritablement pour la première et pour la seule fois de sa vie peut-être. En effet, ne serait-ce pas une erreur de croire que les sentiments se reproduisent ? Une fois éclos, n’existent-ils pas toujours au fond du cœur ? Ils s’y apaisent et s’y réveillent au gré des accidents de la vie ; mais ils y restent,