Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui leur est naturelle dans ces sortes de crises. La répulsion instinctive que Julie manifestait pour tout ce qui froissait son amour et les vœux de son cœur est une des plus belles choses de la femme, et vient peut-être d’une vertu naturelle que ni les lois ni la civilisation ne feront taire. Mais qui donc oserait blâmer les femmes ? Quand elles ont imposé silence au sentiment exclusif qui ne leur permet pas d’appartenir à deux hommes, ne sont-elles pas comme des prêtres sans croyance ? Si quelques esprits rigides blâment l’espèce de transaction conclue par Julie entre ses devoirs et son amour, les âmes passionnées lui en feront un crime. Cette réprobation générale accuse ou le malheur qui attend les désobéissances aux lois, ou de bien tristes imperfections dans les institutions sur lesquelles repose la société européenne.

Deux ans se passèrent, pendant lesquels monsieur et madame d’Aiglemont menèrent la vie des gens du monde, allant chacun de leur côté, se rencontrant dans les salons plus souvent que chez eux ; élégant divorce par lequel se terminent beaucoup de mariages dans le grand monde. Un soir, par extraordinaire, les deux époux se trouvaient réunis dans leur salon. Madame d’Aiglemont avait eu à dîner l’une de ses amies. Le général, qui dînait toujours en ville, était resté chez lui.

— Vous allez être bien heureuse, madame la marquise, dit monsieur d’Aiglemont en posant sur une table la tasse dans laquelle il venait de boire son café. Le marquis regarda madame de Wimphen d’un air moitié malicieux, moitié chagrin, et ajouta : — Je pars pour une longue chasse, où je vais avec le grand-veneur. Vous serez au moins pendant huit jours absolument veuve, et c’est ce que vous désirez, je crois…

— Guillaume, dit-il au valet qui vint enlever les tasses, faites atteler.

Madame de Wimphen était cette Louisa à laquelle jadis madame d’Aiglemont voulait conseiller le célibat. Les deux femmes se jetèrent un regard d’intelligence qui prouvait que Julie avait trouvé dans son amie une confidente de ses peines, confidente précieuse et charitable, car madame de Wimphen était très heureuse en mariage ; et, dans la situation opposée où elles étaient, peut-être le bonheur de l’une faisait-il une garantie de son dévouement au malheur de l’autre. En pareil cas, la dissemblance des destinées est presque toujours un puissant lien d’amitié.