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barquer madame de Rochegude, afin de pouvoir l’examiner incognito ? Calyste surprit étrangement sa mère et son père, qui ne savaient rien de l’arrivée de la belle marquise, en partant dès le matin sans vouloir déjeuner. Dieu sait avec quelle agilité le Breton leva le pied ! Il semblait qu’une force inconnue l’aidât, il se sentit léger, il se coula le long des murs des Touches pour n’être pas vu. Cet adorable enfant eut honte de son ardeur et peut-être une crainte horrible d’être plaisanté : Félicité, Claude Vignon étaient si perspicaces ! Dans ces cas-là, d’ailleurs, les jeunes gens croient que leurs fronts sont diaphanes. Il suivit les détours du chemin à travers le dédale des marais salants, gagna les sables et les franchit comme d’un bond, malgré l’ardeur du soleil qui y pétillait. Il arriva près de la berge, consolidée par un empierrement, au pied de laquelle est une maison où les voyageurs trouvent un abri contre les orages, les vents de mer, la pluie et les ouragans. Il n’est pas toujours possible de traverser le petit bras de mer, il ne se trouve pas toujours des barques, et pendant le temps qu’elles mettent à venir du port il est souvent utile de tenir à couvert les chevaux, les ânes, les marchandises ou les bagages des passagers. De là, se découvrent la pleine mer et la ville du Croisic ; de là, Calyste vit bientôt arriver deux barques pleines d’effets, de paquets, de coffres, sacs de nuit et caisses dont la forme et les dispositions annonçaient aux naturels du pays les choses extraordinaires qui ne pouvaient appartenir qu’à des voyageurs de distinction. Dans l’une des barques était une jeune femme, en chapeau de paille à voile vert, accompagnée d’un homme. Leur barque aborda la première. Calyste de tressaillir ; mais à leur aspect il reconnut un domestique et une femme de chambre, il n’osa les questionner.

— Venez-vous au Croisic, monsieur Calyste ? demandèrent les marins qui le connaissaient et auxquels il répondit par un signe de tête négatif, assez honteux d’avoir été nommé.

Calyste fut charmé à la vue d’une caisse couverte en toile goudronnée sur laquelle on lisait : madame la marquise de rochegude. Ce nom brillait à ses yeux comme un talisman, il y sentait je ne sais quoi de fatal ; il savait, sans en pouvoir douter, qu’il aimerait cette femme ; les plus petites choses qui la concernaient l’occupaient déjà, l’intéressaient et piquaient sa curiosité. Pourquoi ? Dans le brûlant désert de ses désirs infinis et sans objet, la jeunesse n’envoie-t-elle pas toutes ses forces sur la première femme