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baron offrait aussi dix jetons aux deux vieilles filles, sous prétexte de continuer la partie. Les deux avares acceptaient toujours, non sans se faire prier, selon les us et coutumes des filles. Pour s’abandonner à cette prodigalité, le baron et le chevalier devaient avoir gagné, sans quoi cette offre eût pris le caractère d’une offense. La mouche était brillante quand une demoiselle de Kergarouët tout court était en transit chez sa tante, car là les Kergarouët n’avaient jamais pu se faire nommer Kergarouët-Pen-Hoël par personne, pas même par les domestiques, lesquels avaient à cet égard des ordres formels. La tante montrait à sa nièce la mouche à faire chez les du Guénic, comme un plaisir insigne. La petite avait ordre d’être aimable, chose assez facile quand elle voyait le beau Calyste, de qui raffolaient les quatre demoiselles de Kergarouët. Ces jeunes personnes, élevées en pleine civilisation moderne, tenaient peu à cinq sous et faisaient mouche sur mouche. Il y avait alors des mouches inscrites dont le total s’élevait quelquefois à cent sous, et qui étaient échelonnées depuis deux sous et demi jusqu’à dix sous. C’était des soirées de grandes émotions pour la vieille aveugle. Les levées s’appellent des mains à Guérande. La baronne faisait sur le pied de sa belle-sœur un nombre de pressions égal au nombre de mains qui, d’après son jeu, étaient sûres. Jouer ou ne pas jouer, selon les occasions où le panier était plein, entraînait des discussions intérieures où la cupidité luttait avec la peur On se demandait l’un à l’autre : Irez-vous ? en manifestant des sentiments d’envie contre ceux qui avaient assez beau jeu pour tenter le sort, et des sentiments de désespoir quand il fallait s’abstenir. Si Charlotte de Kergarouët, généralement taxée de folie, était heureuse dans ses hardiesses, en revenant, sa tante, quand elle n’avait rien gagné, lui marquait de la froideur et lui faisait quelques leçons : elle avait trop de décision dans le caractère, une jeune personne ne devait pas rompre en visière à des gens respectables, elle avait une manière insolente de prendre le panier ou d’aller au jeu ; les mœurs d’une jeune personne exigeaient un peu plus de réserve et de modestie ; on ne riait pas du malheur des autres, etc. Les plaisanteries éternelles et qui se disaient mille fois par an, mais toujours nouvelles, roulaient sur l’attelage à donner au panier quand il était trop chargé. On parlait d’atteler des bœufs, des éléphants, des chevaux, des ânes, des chiens. Après vingt ans, personne ne s’apercevait de ces redites. La proposition excitait toujours le même sourire. Il en était