Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


XXII

LOUISE À FELIPE.


Je ne suis pas contente de vous. Si vous n’avez pas pleuré en lisant Bérénice de Racine, si vous n’y avez pas trouvé la plus horrible des tragédies, vous ne me comprendrez point, nous ne nous entendrons jamais : brisons, ne nous voyons plus, oubliez-moi ; car si vous ne me répondez pas d’une manière satisfaisante, je vous oublierai, vous deviendrez monsieur le baron de Macumer pour moi, ou plutôt vous ne deviendrez rien, vous serez pour moi comme si vous n’aviez jamais existé. Hier, chez madame d’Espard, vous avez eu je ne sais quel air content qui m’a souverainement déplu. Vous paraissiez sûr d’être aimé. Enfin, la liberté de votre esprit m’a épouvantée, et je n’ai point reconnu en vous, dans ce moment, le serviteur que vous disiez être dans votre première lettre. Loin d’être absorbé comme doit l’être un homme qui aime, vous trouviez des mots spirituels. Ainsi ne se comporte pas un vrai croyant : il est toujours abattu devant la divinité. Si je ne suis pas un être supérieur aux autres femmes, si vous ne voyez point en moi la source de votre vie, je suis moins qu’une femme, parce qu’alors je suis simplement une femme. Vous avez éveillé ma défiance, Felipe : elle a grondé de manière à couvrir la voix de la tendresse, et quand j’envisage notre passé, je me trouve le droit d’être défiante. Sachez-le, monsieur le ministre constitutionnel de toutes les Espagnes, j’ai profondément réfléchi à la pauvre condition de mon sexe. Mon innocence a tenu des flambeaux dans ses mains sans se brûler. Écoutez bien ce que ma jeune expérience m’a dit et ce que je vous répète. En toute autre chose, la duplicité, le manque de foi, les promesses inexécutées rencontrent des juges, et les juges infligent des châtiments ; mais il n’en est pas ainsi pour l’amour, qui doit être à la fois la victime, l’accusateur, l’avocat, le tribunal et le bourreau, car les plus atroces perfidies, les plus horribles crimes demeurent inconnus, se commettent d’âme à âme sans témoins, et il est dans l’intérêt bien entendu de l’assassiné de se taire. L’amour a donc son code à lui, sa ven-