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de notre capitaine, et la lui brisa net en le renversant de l’autre côté de son cheval. Tout cela fut l’affaire d’un moment. Notre colonel, qui se trouvait à une faible distance, devine la querelle, accourt au grand galop en passant à travers les pièces et le bois au risque de se jeter les quatre fers en l’air, et arrive sur le terrain en face de l’autre colonel au moment où notre capitaine criait : — À moi !… en tombant. Non, notre colonel italien n’était plus un homme !… Une écume semblable à la mousse du vin de Champagne lui bouillonnait à la bouche, il grondait comme un lion. Hors d’état de prononcer une parole, ni même un cri, il fit un signe effroyable à son antagoniste, en lui montrant le bois et tirant son sabre. Les deux colonels y entrèrent. En deux secondes nous vîmes l’adversaire de notre colonel à terre, la tête fendue en deux. Les soldats de ce régiment reculèrent, ah ! diantre, et bon train ! Ce capitaine, que l’on avait manqué de tuer, et qui jappait dans le bourbier où la roue du canon l’avait jeté, avait pour femme une ravissante Italienne de Messine qui n’était pas indifférente à notre colonel. Cette circonstance avait augmenté sa fureur. Sa protection appartenait à ce mari, il devait le défendre comme la femme elle-même. Or, dans la cabane où je reçus un si bon accueil au delà de Zemblin, ce capitaine était en face de moi, et sa femme se trouvait à l’autre bout de la table vis-à-vis le colonel. Cette Messinaise était une petite femme appelée Rosina, fort brune, mais portant dans ses yeux noirs et fendus en amande toutes les ardeurs du soleil de la Sicile. En ce moment elle était dans un déplorable état de maigreur ; elle avait les joues couvertes de poussière comme un fruit exposé aux intempéries d’un grand chemin. À peine vêtue de haillons, fatiguée par les marches, les cheveux en désordre et collés ensemble sous un morceau de châle en marmotte, il y avait encore de la femme chez elle : ses mouvements étaient jolis ; sa bouche rose et chiffonnée, ses dents blanches, les formes de sa figure, son corsage, attraits que la misère, le froid, l’incurie n’avaient pas tout à fait dénaturés, parlaient encore d’amour à qui pouvait penser à une femme. Rosina offrait d’ailleurs en elle une de ces natures frêles en apparence, mais nerveuses et pleines de force. La figure du mari, gentilhomme piémontais, annonçait une bonhomie goguenarde, s’il est permis d’allier ces deux mots. Courageux, instruit, il paraissait ignorer les liaisons qui existaient entre sa femme et le colonel depuis environ trois ans. J’attribuais ce laisser-aller aux mœurs italiennes ou à quelque secret de ménage ;