Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/447

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dans la cour ! Mon mot restait sans doute chez le concierge. Enfin, à trois heures et demie, la voiture partit, je pus étudier la physionomie de mon rival : il était grave, il ne souriait point ; mais il aimait, et sans doute il s’agissait de quelque affaire. Je vais au rendez-vous, la reine de mon cœur y vient, je la trouve calme, pure et sereine. Ici, je dois vous avouer que j’ai toujours trouvé Othello non-seulement stupide, mais de mauvais goût. Un homme à moitié nègre est seul capable de se conduire ainsi. Shakspeare l’a bien senti d’ailleurs en intitulant sa pièce le More de Venise. L’aspect de la femme aimée a quelque chose de si balsamique pour le cœur, qu’il doit dissiper la douleur, les doutes, les chagrins : toute ma colère tomba, je retrouvai mon sourire. Ainsi cette contenance qui, à mon âge, eût été la plus horrible dissimulation, fut un effet de ma jeunesse et de mon amour. Une fois ma jalousie enterrée, j’eus la puissance d’observer. Mon état maladif était visible, les doutes horribles qui m’avaient travaillé l’augmentaient encore. Enfin, je trouvai un joint pour glisser ces mots : — Vous n’aviez personne ce matin chez vous ? en me fondant sur l’inquiétude où m’avait jeté la crainte qu’elle ne disposât de sa matinée d’après mon premier billet. — Ah ! dit-elle, il faut être homme pour avoir de pareilles idées ! Moi, penser à autre chose qu’à tes souffrances ? Jusqu’au moment où le second billet est venu, je n’ai fait que chercher les moyens de t’aller voir. — Et tu es restée seule ? — Seule, dit-elle en me regardant avec une si parfaite attitude d’innocence, que ce fut défié par un air de ce genre-là que le More a dû tuer Desdémona. Comme elle occupait à elle seule son hôtel, ce mot était un affreux mensonge. Un seul mensonge détruit cette confiance absolue qui, pour certaines âmes, est le fond même de l’amour. Pour vous exprimer ce qui se fit en moi dans ce moment, il faudrait admettre que nous avons un être intérieur dont le nous visible est le fourreau, que cet être, brillant comme une lumière, est délicat comme une ombre… eh ! bien, ce beau moi fut alors vêtu pour toujours d’un crêpe. Oui, je sentis une main froide et décharnée me passer le suaire de l’expérience, m’imposer le deuil éternel que met en notre âme une première trahison. En baissant les yeux pour ne pas lui laisser remarquer mon éblouissement, cette pensée orgueilleuse me rendit un peu de force : — Si elle te trompe, elle est indigne de toi ! Je mis ma rougeur subite et quelques larmes qui me vinrent aux yeux sur un redoublement