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d’Haïti, les connaissances que possédait Gobseck sur l’état des anciennes fortunes à Saint-Domingue et sur les colons ou les ayants cause auxquels étaient dévolues les indemnités, le firent nommer membre de la commission instituée pour liquider leurs droits et répartir les versements dus par Haïti. Le génie de Gobseck lui fit inventer une agence pour escompter les créances des colons ou de leurs héritiers, sous les noms de Werbrust et Gigonnet avec lesquels il partageait les bénéfices sans avoir besoin d’avancer son argent, car ses lumières avaient constitué sa mise de fonds. Cette agence était comme une distillerie où s’exprimaient les créances des ignorants, des incrédules, ou de ceux dont les droits pouvaient être contestés. Comme liquidateur, Gobseck savait parlementer avec les gros propriétaires qui, soit pour faire évaluer leurs droits à un taux élevé, soit pour les faire promptement admettre, lui offraient des présents proportionnés à l’importance de leurs fortunes. Ainsi les cadeaux constituaient une espèce d’escompte sur les sommes dont il lui était impossible de se rendre maître ; puis, son agence lui livrait à vil prix les petites, les douteuses, et celles des gens qui préféraient un paiement immédiat, quelque minime qu’il fût, aux chances des versements incertains de la république. Gobseck fut donc l’insatiable boa de cette grande affaire. Chaque matin il recevait ses tributs et les lorgnait comme eût fait le ministre d’un nabab avant de se décider à signer une grâce. Gobseck prenait tout depuis la bourriche du pauvre diable jusqu’aux livres de bougie des gens scrupuleux, depuis la vaisselle des riches jusqu’aux tabatières d’or des spéculateurs. Personne ne savait ce que devenaient ces présents faits au vieil usurier. Tout entrait chez lui, rien n’en sortait. — Foi d’honnête femme, me disait la portière, vieille connaissance à moi, je crois qu’il avale tout sans que cela le rende plus gras, car il est sec et maigre comme l’oiseau de mon horloge. Enfin, lundi dernier, Gobseck m’envoya chercher par l’invalide, qui me dit en entrant dans mon cabinet : — Venez vite, monsieur Derville, le patron va rendre ses derniers comptes ; il a jauni comme un citron, il est impatient de vous parler ; la mort le travaille, et son dernier hoquet lui grouille dans le gosier. Quand j’entrai dans la chambre du moribond, je le surpris à genoux devant sa cheminée où, s’il n’y avait pas de feu, il se trouvait un énorme monceau de cendres. Gobseck s’y était traîné de son lit, mais les forces pour revenir se coucher lui manquaient, aussi bien que la voix pour se