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Et il ferma sa porte. Trois mois après, j’étais avoué. Bientôt j’eus le bonheur, madame, de pouvoir entreprendre les affaires concernant la restitution de vos propriétés. Le gain de ces procès me fit connaître. Malgré les intérêts énormes que j’avais à payer à Gobseck, en moins de cinq ans je me trouvai libre d’engagements. J’épousai Fanny Malvaut que j’aimais sincèrement. La conformité de nos destinées, de nos travaux, de nos succès augmentait la force de nos sentiments. Un de ses oncles, fermier devenu riche, était mort en lui laissant soixante-dix mille francs qui m’aidèrent à m’acquitter. Depuis ce jour, ma vie ne fut que bonheur et prospérité. Ne parlons donc plus de moi, rien n’est insupportable comme un homme heureux. Revenons à nos personnages. Un an après l’acquisition de mon étude, je fus entraîné, presque malgré moi, dans un déjeuner de garçon. Ce repas était la suite d’une gageure perdue par un de mes camarades contre un jeune homme alors fort en vogue dans le monde élégant. Monsieur de Trailles, la fleur du dandysme de ce temps-là, jouissait d’une immense réputation…

— Mais il en jouit encore, dit le comte en interrompant l’avoué. Nul ne porte mieux un habit, ne conduit un tandem mieux que lui. Maxime a le talent de jouer, de manger et de boire avec plus de grâce que qui que ce soit au monde. Il se connaît en chevaux, en chapeaux, en tableaux. Toutes les femmes raffolent de lui. Il dépense toujours environ cent mille francs par an sans qu’on lui connaisse une seule propriété, ni un seul coupon de rente. Type de la chevalerie errante de nos salons, de nos boudoirs, de nos boulevards, espèce amphibie qui tient autant de l’homme que de la femme, le comte Maxime de Trailles est un être singulier, bon à tout et propre à rien, craint et méprisé, sachant et ignorant tout, aussi capable de commettre un bienfait que de résoudre un crime, tantôt lâche et tantôt noble, plutôt couvert de boue que taché de sang, ayant plus de soucis que de remords, plus occupé de bien digérer que de penser, feignant des passions et ne ressentant rien. Anneau brillant qui pourrait unir le Bagne à la haute société, Maxime de Trailles est un homme qui appartient à cette classe éminemment intelligente d’où s’élancent parfois un Mirabeau, un Pitt, un Richelieu, mais qui le plus souvent fournit des comtes de Horn, des Fouquier-Tinville et des Coignard.

— Eh ! bien, reprit Derville après avoir écouté le comte, j’avais beaucoup entendu parler de ce personnage par ce pauvre père Goriot,