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désœuvrement et l’inquiète curiosité des principales sociétés, personne ne put obtenir de renseignements certains sur le rang que l’inconnue occupait dans le monde, ni sur sa fortune, ni même sur son état véritable. Seulement le propriétaire de la Grenadière apprit à quelques-uns de ses amis le nom, sans doute vrai, sous lequel l’inconnue avait contracté son bail. Elle s’appelait Augusta Willemsens, comtesse de Brandon. Ce nom devait être celui de son mari. Plus tard les derniers événements de cette histoire confirmèrent la véracité de cette révélation ; mais elle n’eut de publicité que dans le monde de commerçants fréquenté par le propriétaire. Ainsi madame Willemsens demeura constamment un mystère pour les gens de la bonne compagnie, et tout ce qu’elle leur permit de deviner en elle fut une nature distinguée, des manières simples, délicieusement naturelles, et un son de voix d’une douceur angélique. Sa profonde solitude, sa mélancolie et sa beauté si passionnément obscurcie, à demi flétrie même, avaient tant de charmes que plusieurs jeunes gens s’éprirent d’elle ; mais plus leur amour fut sincère, moins il fut audacieux : puis elle était imposante, il était difficile d’oser lui parler. Enfin, si quelques hommes hardis lui écrivirent, leurs lettres durent être brûlées sans avoir été ouvertes. Madame Willemsens jetait au feu toutes celles qu’elle recevait, comme si elle eût voulu passer sans le plus léger souci le temps de son séjour en Touraine. Elle semblait être venue dans sa ravissante retraite pour se livrer tout entière au bonheur de vivre. Les trois maîtres auxquels l’entrée de la Grenadière fut permise parlèrent avec une sorte d’admiration respectueuse du tableau touchant que présentait l’union intime et sans nuages de ces enfants et de cette femme.

Les deux enfants excitèrent également beaucoup d’intérêt, et les mères ne pouvaient pas les regarder sans envie. Tous deux ressemblaient à madame Willemsens, qui était en effet leur mère. Ils avaient l’un et l’autre ce teint transparent et ces vives couleurs, ces yeux purs et humides, ces longs cils, cette fraîcheur de formes qui impriment tant d’éclat aux beautés de l’enfance. L’aîné, nommé Louis-Gaston, avait les cheveux noirs et un regard plein de hardiesse. Tout en lui dénotait une santé robuste, de même que son front large et haut, heureusement bombé, semblait trahir un caractère énergique. Il était leste, adroit dans ses mouvements, bien découplé, n’avait rien d’emprunté, ne s’étonnait de rien, et paraissait