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» Mon cher trésor, si cependant tu n’as pas conçu la plus légère idée de liberté, si mon amour ne te pèse pas, si mes craintes sont chimériques, si je suis toujours pour toi ton Ève, la seule femme qu’il y ait dans le monde, cette lettre lue, viens ! accours ! Ah, je t’aimerai dans un instant plus que je ne t’ai aimé, je crois, pendant ces neuf années. Après avoir subi le supplice inutile de ces soupçons dont je m’accuse, chaque jour ajouté à notre amour, oui, un seul jour, sera toute une vie de bonheur. Ainsi, parle ! sois franc : ne me trompe pas, ce serait un crime. Dis ? veux-tu ta liberté ? As-tu réfléchi à ta vie d’homme ? As-tu un regret ? Moi, te causer un regret ! j’en mourrais. Je te l’ai dit : j’ai assez d’amour pour préférer ton bonheur au mien, ta vie à la mienne. Quitte, si tu le peux, la riche mémoire de nos neuf années de bonheur pour n’en être pas influencé dans ta décision ; mais parle ! Je te suis soumise, comme à Dieu, à ce seul consolateur qui me reste si tu m’abandonnes. »

Quand madame de Beauséant sut la lettre entre les mains de monsieur de Nueil, elle tomba dans un abattement si profond, et dans une méditation si engourdissante, par la trop grande abondance de ses pensées, qu’elle resta comme endormie. Certes, elle souffrit de ces douleurs dont l’intensité n’a pas toujours été proportionnée aux forces de la femme, et que les femmes seules connaissent. Pendant que la malheureuse marquise attendait son sort, monsieur de Nueil était, en lisant sa lettre, fort embarrassé, selon l’expression employée par les jeunes gens dans ces sortes de crises. Il avait alors presque cédé aux instigations de sa mère et aux attraits de mademoiselle de La Rodière, jeune personne assez insignifiante, droite comme un peuplier, blanche et rose, muette à demi, suivant le programme prescrit à toutes les jeunes filles à marier ; mais ses quarante mille livres de rente en fonds de terre parlaient suffisamment pour elle. Madame de Nueil, aidée par sa sincère affection de mère, cherchait à embaucher son fils pour la Vertu. Elle lui faisait observer ce qu’il y avait pour lui de flatteur à être préféré par mademoiselle de La Rodière, lorsque tant de riches partis lui étaient proposés : il était bien temps de songer à son sort, une si belle occasion ne se retrouverait plus ; il aurait un jour quatre-vingt mille livres de rente en biens-fonds ; la fortune consolait de tout ; si madame de Beauséant l’aimait pour lui, elle